1985 La photographie en tant qu’objet post-industriel
Cet essai a été écrit par Flusser à l’occasion de sa présentation au colloque international « Définition de la Photographie », Aix-en-Provence, du 7 au 9 novembre 1985, organisé par Jean Arrouye (Université de Provence), Jacques Boulier (Ecole des Beaux-arts d’Aix-en-Provence) et Alain Desvergnes (Ecole Nationale de la Photographie) ; le programme partiel du colloque est archivé page 49 dans le dossier Con_4_FRENCH_4 of 4. Flusser est le premier à intervenir le matin du 7 novembre. Le tapuscrit français existe en deux versions, sans doute parce que la seconde a été révisée après les commentaires de Jean Arrouye, avec qui Flusser est en contact depuis novembre 1984 pour une critique de Towards a Philosophy of Photography dans Les Cahiers de la Photographie, qui, finalement, ne paraîtra pas. La seconde version (V2) est très peu différente de la première (V2b), sinon par des améliorations stylistiques. Une publication des Actes du Colloque a été envisagée (lettre de Jean Arrouye à Flusser le 12 novembre 1985 (page 20 dans le dossier Cor_104_FRENCH(GENERAL) ) mais n’a pas eu lieu.
Sur la suggestion du sculpteur d’origine tchèque Jan Zach, Flusser a ensuite proposé sa version anglaise de ce texte à la revue Leonardo, sous le titre « The Photograph as Post-Industrial Object : An Essay on the Ontological Standing of Photographs ». Le comité de lecture et les éditeurs de cette revue ont fait certaines suggestions (voir plus loin), Flusser a révisé son texte, et il a été publié dans le n°4 du volume 19 de la revue, automne 1986, pages 329-332. Certaines sections de ces textes sont quelque peu différentes du texte français, en particulier quatre sections dont nous fournissons ici une traduction. L’article dans Leonardo comprend une bibliographie, peut-être une occurrence unique dans les textes de Flusser.
Flusser a également traduit ce texte en allemand sous le titre « Die Fotografie als nach-industreller Gegenstand ». Le tapuscrit allemand, traduction fidèle du tapuscrit français, a été repris dans Standpunkte (pages 117-133). Flusser l’a présenté au Symposium Karl Hofer à Berlin, dont le sujet était « Photographie : Analyse, Concepts, Perspectives » du 24 au 27 novembre 1985. Le texte abrégé de cette présentation a ensuite été publié dans la revue berlinoise Fotokritik, n°21/22, novembre 1986, pages 14-17 ; il n’apporte pas non plus d’élément nouveau marquant. De plus, une traduction de l’article de Leonardo en allemand (traduction Ariane Kossak et André Stoll, « avec quelques clarifications conceptuelles » de Edith Flusser) a été incluse dans le livre Fotografie denken. Über Vilém Flusser’s Philosophie der Medienmoderne, dirigé par Gottfried Jäger (Kerber, Bielefeld, 2001, pages 15-26, avec des « Notes sur la source du text » » page 27). Ce texte, fidèle à l’article publié par Leonardo, est différent du texte de Standpunkte, qui, lui, reprenait la traduction par Flusser du tapuscrit de sa présentation à Aix.
Une traduction en hébreu est parue dans la revue Studio art magazine à Tel-Aviv (n°27, 1991) ; nous ne l’avons pas consultée.
Une traduction en portugais depuis l’article anglais de Leonardo, par Sergio Tellarolli, est parue sous le titre « A Fotografia como Objeto pós-industrial. Um ensaio sobre a situação ontológica da fotografia » dans la revue brésilienne de photographie ZUM, n°7, Octobre 2014, pages 183-189, avec une brève présentation (page 182) et une « Note sur Vilém Flusser » de Marcio Seligmann Silva (page 190). Cet article est illustré de quatre photographies « The Camera In the Mirror, Tumbler.com » : autoportraits accidentels de la caméra-robot du Google Art Project au Palais Garnier, découverts par l’artiste Mario Santamaria. La traduction est très fidèle à l’article paru dans Leonardo.
L’échange entre Flusser et les éditeurs de Leonardo sur cet article est particulièrement intéressant. On peut le lire principalement dans le dossier Cor_60_LEONARDO_1_OF_2 (plus le compte-rendu d’un expert anonyme du comité de lecture page 57 dans le dossier Cor_61_LEONARDO_2_OF_2). Les éditeurs demandent que l’article soit raccourci et mieux structuré, avec des intertitres, et que le vocabulaire soit plus explicite, mais surtout ils veulent une bibliographie, des références et des illustrations. L’expert du comité de lecture écrit que, sans références, « l’auteur est dans la position de réinventer la roue ». Flusser accepte de réduire son texte et de le structurer, mais il refuse d’inclure une bibliographie « parce que ça contredirait le climat essayiste et partiellement ironique de mon argumentation » (lettre du 4 septembre 1985, page 10 du dossier mentionné ci-dessus). Il veut absolument éviter de citer la littérature sur la photographie car il pense que cette littérature (spécialement Barthes et ses suiveurs) ne perçoit pas ce qu’il veut démontrer, et il assume le fait de « réinventer la roue ». Il refuse de mettre des notes pseudo-académiques en bas de page d’un essai (par opposition à un traité scientifique). Et il refuse de fournir des illustrations, disant que c’est à l’éditeur de les choisir, mais surtout que « la dialectique entre texte et image se fait au détriment du texte » (et qu’il a beaucoup écrit sur ce sujet) (lettre du 18 décembre 1985, page 13). Tout en disant « j’ai le vertige avec toutes les instructions techniques que vous exigez », Flusser consentira finalement à inclure « une espèce de bibliographie » (lettre du 26 janvier 1986, page 68), mais l’article paraîtra bien sans illustrations. Flusser apprécie beaucoup Leonardo car il y voit l’unique revue dans la ‘zone grise’ entre arts et sciences ; il proposera d’autres textes, dont seul son essai « On Memory (Electronic or Otherwise) » sera accepté et publié en 1990, sans illustrations et sans bibliographie (plus sa critique de Jaeger) . A cette occasion, confronté aux mêmes difficultés, il écrira à l’éditeur Roger Malina le 18 juillet 1988 (page 52 dans le dossier Cor_61_LEONARDO_2_OF_2) : « J’écris délibérément mes textes comme des ‘essais’ (dans la grande tradition dont Erasme est un modèle) et non comme des ‘traités’ (dans la tradition académique). Mon but est précisément d’éviter la discipline du discours « scientifique » qui à mon avis n’est pas adapté à cette ‘zone grise’. » Flusser, à notre connaissance, n’a pas publié dans d’autres revues à comité de lecture.
Les textes anglais, tant les tapuscrits que l’article publié dans Leonardo, suivent un cheminement similaire à celui du tapuscrit français, mais avec quelques différences. Leur structure est :
– Résumé*
– Objets culturels
– Objets industriels
– Objets post-industriels
- Photos
- Appareils
- Trois types de photos
- Photos électro-magnétiques
- Mémoire
- Art total*
- Dialogue
- « Les Immatériaux »*
- Intersubjectivité
- Bibliographie *
Nous incluons ci-dessous la traduction des quatre sections marquées * où les textes anglais différent significativement du texte français. Les autres sections, même si elles sont organisées quelque peu différemment, n’apportent guère d’éléments nouveaux par rapport au texte initial français.
Références dans les Archives Flusser :
Tapuscrit français 1ère version : [SEM REFERENCIA]_2951_LA PHOTOGRAPHIE EN TANT QU`OBJET POSTINDUSTRIEL [V.2b], pages 14-23 dans le dossier ESSAYS 4_FRENCH-L [LA PHTO-LIV]
Tapuscrit français 2nde version : [SEM REFERENCIA]_2951_LA PHOTOGRAPHIE EN TANT QU`OBJET POSTINDUSTRIEL [V.2], pages 3-12 du même dossier
Tapuscrit anglais 1ère version : M20-LEONAR-01_643_THE PHOTOGRAPH AS POST-INDUSTRIAL OBJECT, pages 94-105 dans le dossier ESSAYS 8_ENGLISH-S-T [TAK-THE IMA],
Tapuscrit anglais révisé pour publication : M20-LEONAR-01_643_THE PHOTOGRAPH AS POST-INDUSTRIAL OBJECT, pages 187-193 dans le dossier ESSAYS 10_ENGLISH_T-W [TOW-TWO], en ligne http://www.flusserbrasil.com/arte146.pdf
Article en anglais dans Leonardo : M20-LEONAR-01_643_THE PHOTOGRAPH AS POST INDUSTRIAL OBJEXT AN ESSAY ON THE ONTOLOGICAL ATANDING OF PHOTOGRAPHS, pages 9-12 du dossier M20_MAINCURRENTS_669_LEONARDO_2198_ARTFORUM_2199
Tapuscrit allemand : [SEM REFERENCIA]_2442_DIE FOTOGRAFIE ALS NACH-INDUSTRIELLES OBJEKT, pages 18-29 dans le dossier ESSAYS 5_GERMAN-D_DIE 18-DIE QUE, en ligne http://www.flusserbrasil.com/artg53.pdf
Article en allemand dans Fotokritik : M19-FOTKI-02_2440_DIE FOTOGRAFIE ALS NACH-INDUSTRIELLER GEGENSTAND, pages 55-58 du dossier M19_PRAKTISCHE PSYCHOLOGIE_2197_KUENSTLICH_2195_KUNST UND THERAPIE_2196_DIVERSE_639, en ligne http://www.flusserbrasil.com/artg42.pdf
Article en hébreu publié dans Studio Art magazine : M22-STUDIO-01_726_THE PHOTOGRAPH AS POSTINDUSTRIAL OBJECT ON THE ONTOLOGICAL STATUS OF PHOTOGRAPHS, pages 59-61 dans le dossier M22_2000_2205_DIVERSE ZEITSCHRIFTEN_731_DOCUMENTOS INTERN COMMUNICATION_2206_PROSTOR_2208_REVISTA CULTURA BRASILENA_2207_VYTVARNE UMENI_2209
[Traduction partielle de l’article paru dans Leonardo]
Résumé
Les photos, telles qu’elles sont aujourd’hui, c’est-à-dire des feuilles de papier ou d’un matériel similaire portant de l’information à leur surface, sont des objets de la culture post-industrielle, dans laquelle le travail est fait par des appareils automatiques. Dans un futur pas très lointain, les photos vont devenir des images apparaissant sur des écrans électro-magnétiques ; elles vont ainsi illustrer une future culture d’information pure, immatérielle, dans laquelle la société sera occupée à élaborer ce qu’on appelle aujourd’hui « software ». La différence entre les deux cultures est que les objets n’occuperont plus le centre de l’attention dans la culture du futur. Cela impliquera non seulement une transvalorisation de toutes les valeurs, mais aussi une mutation de l’existence humaine.
Photos électromagnétiques / Art total
Depuis le 15ème siècle, la civilisation occidentale a souffert du divorce en deux cultures : la science et les techniques – le « vrai » et le « bon à quelque chose » – d’un côté ; les arts – la beauté – de l’autre. C’est une distinction pernicieuse. Toute proposition scientifique et tout gadget technique a une qualité esthétique, de même que toute œuvre d’art a une qualité épistémologique et politique. De manière plus significative, il n’y a pas de distinction fondamentale entre la recherche scientifique et la recherche artistique : toutes deux sont des fictions en quête de vérité (les hypothèses scientifiques sont des fictions). Les images électro-magnétisées abolissent ce divorce car elles sont le résultat de la science et de l’art au service de l’imagination. Elles sont ce que Léonard de Vinci nommait « fantasia essata[1] ». Une image synthétique d’une équation fractale est à la fois une œuvre d’art et un modèle de savoir. Donc la nouvelle photo élimine non seulement les classifications traditionnelles des divers arts (c’est de la peinture, de la musique, de la littérature, de la danse et du théâtre, tout en un), mais aussi la distinction entre les « deux cultures » (c’est à la fois de l’art et de la science. Ça rend possible un art total dont Wagner n’avait jamais rêvé.
Les Immatériaux
Le but de l’exposition récemment organisée par Jean-François Lyotard[2] au Centre Pompidou à Paris sous le titre Les Immatériaux était de montrer à quoi ressemblera la future société de pure information. Elle consistait en divers types d’images électromagnétiques : des photos en mouvement des satellites de Jupiter, de particules, d’intestins en train de digérer, ainsi que des images d’équations mathématiques et d’objets « impossibles », comme des cubes à quatre dimensions, des hologrammes échangeables. Tout cela baignait dans un son synthétique avec des commentaires par des voix synthétiques. Aucun objet n’était présent, seulement de l’information immatérielle. Du point de vue de la culture industrielle, c’était complètement inutile. Ça ne peut pas être consommé, seulement être contemplé. Si dans le futur, les gens se consacrent à produire de telles informations inutiles et relèguent la production des objets utiles à des machines automatiques et à l’intelligence artificielle, alors nous aurons une culture inutile.
Mais si on change de point de vue, l’exposition suggère que c’est précisément cette inutilité de l’information pure qui va permettre à l’humanité de mener une vie pleine de sens pour la première fois. Les Anciens pensaient que l’oisiveté (« schole ») était le put de toute action (« a-scholia »). Grâce aux machines automatiques, l’humanité devient sans emploi, et donc libre de poursuivre l’élaboration dialogique inutile de l’information pure. Cela, bien sûr se nomme « le jeu », et la révolution culturelle actuelle peut être vue comme une mutation de « homo faber » vers « homo ludens ». Toutes les affaires sérieuses seront confiées aux appareils, et la nouvelle génération jouera ses jeux et regardera avec mépris le sérieux animal des générations passées.
Bibliographie
Cet article est basé sur quatre essais, deux que j’ai publié au Brésil en portugais, « Natural: mente » et « Pos-historia », et deux que j’ai publié en Allemagne en allemand, « Für eine Philosophie der Fotografie » et « Ins Universum der Technischen Bilder ». Il contient des éléments d’un essai sur le futur de l’écriture, qui est en cours.
La section sur les objets est influencée par l’analyse de « Ding » et « Zeug » par Heidegger, par le travail d’Abraham Moles sur la théorie des objets et pas la critique de la dialectique marxiste que fait Adorno.
La section sur les photographies chimiques (les photos habituelles) est en partie une réponse aux arguments de Roland Barthes sur ce sujet et une continuation des réflexions de Walter Benjamin. C’est en partie une application de la théorie de l’information au problème de la créativité, telle que, par exemple, on la mène à Strasbourg[3]. La dernière partie de cette section est une tentative d’incorporer les intuitions d’Adam Schaff et d’Ernst Bloch dans l’argument.
La dernière section traitant des photos électromagnétiques (le nouveau type de photos) est une synthèse entre la « nouvelle critique », initiée par Sedlmayer[4] et d’autres, et l’analyse par Martin Buber de l’existence intersubjective. J’ai écrit cette dernière partie en préparation d’un débat entre Jean Baudrillard et moi-même à la télévision allemande, prévu le 26 février 1986.
[1] « fantaisie exacte »
[2] Flusser avait écrit Liautard. L’exposition eut lieu du 28 mars au 15 juillet 1985.
[3] Où enseignait Moles
[4] Il ne peut s’agir du philologue morave autrichien Heinrich Stephan Sedlmayer (1855-1928). Si on explore les autres graphies possibles de ce nom, on note l’historien d’art allemand Richard Sedlmaier (1890-1963) et, plus probable, l’historien d’art autrichien Hans Sedlmayr (1896-1984), dont le livre Die Revolution der modernen Kunst était dans la bibliothèque de Flusser, même si le lien avec le « new criticism » ne paraît pas évident à première vue. Serait-il impertinent d’émettre l’hypothèse que, réticent aux pressions des éditeurs de Leonardo pourinclure une bibliographie, Flusser se serait peut-être permis une « fantaisie » ?
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