2024 – Vampyroteuthis Infernalis
Vampyroteuthis infernalis est un livre écrit par Flusser et illustré par son ami l’artiste et zoosystémicien Louis Bec (1936-2018), dont la première version fut rédigée par Flusser simultanément en allemand, en portugais et en français autour de 1981 ; écrivant d’abord en allemand, il traduisit son manuscrit en portugais pour le partager avec Milton Vargas et Dora Ferreira da Silva, et en français avec Louis Bec. Une version plus complète fut publiée en allemand par European Photography / Immatrix en 1987 et, dans un texte un peu différent, en portugais par AnnaBlume en 2011, avec une préface de Gustavo Bernardo (puis rééditée chez É Realizações en 2003). Il existe deux traductions anglaises différentes du livre, l’une à partir de l’allemand par Valentine A. Pakis chez University of Minnesota Press en 2012, l’autre à partir du portugais par Rodrigo Maltez Novaes chez Atropos en 2011. La traduction du livre allemand en français fut publiée en 2015 par l’éditeur belge Zones Sensibles, mais n’est plus disponible aujourd’hui.
Il a paru préférable, plutôt que de recourir à une traduction, de publier le texte original français de Flusser, qui était jusqu’ici inédit : un des principes de base de respect des auteurs devrait toujours être de publier le texte original d’un auteur dans une langue, plutôt qu’une traduction. Comme malheureusement le dernier quart du tapuscrit français a disparu dans les deux tapuscrits disponibles, il a dû être complété par la traduction depuis l’allemand (avec mention des différences avec le texte portugais). La préface rédigée en français par Abraham Moles, que Flusser (et son éditeur Müller-Pohle) ne voulut pas inclure dans l’édition allemande de 1987, ce qui causa leur brouille, est également incluse ici.
Ce livre a été publié en novembre 2024 aux presses du réel, sous la responsabilité éditoriale de Patricia Bobillier-Monnot.
Je reprends ici le commentaire que je fis pour l’édition de 2015 :
Louis Bec racontait de manière poétique que, lors d’une de leurs discussions du samedi, un céphalopode était venu s’immiscer entre Flusser et lui : « Durant ces années, nous avons coulé des jours heureux, engoncés dans la confortable et moelleuse complexité de nos propos. Pourtant, un jour, c’était un samedi, je crois, un objet de forme « céphalopodique » s’est matérialisé tout à coup au centre de notre discussion. Cet objet s’est mis à évoluer dans notre espace « d’entre deux », avec une certaine arrogance et une certaine désinvolture, qui me font encore frémir. J’ai longtemps pensé, que j’avais été le seul à observer les évolutions de ce céphalopode. J’ai même cru qu’il faisait partie de ce type d’hallucinations qui se produit quand la pensée atteint de très hauts sommets. Le premier moment de surprise passé, et comme Vilém Flusser ne semblait pas affecté par ce phénomène, je n’ai pas daigné en parler, notre propos développait des axes tellement plus profonds et essentiels pour l’avenir du monde. Combien de temps ce céphalopode évolua-t-il dans notre circonstance, je ne saurais le dire, car ce genre d’organisme a la propriété de devenir translucide par mimétisme, surtout dans le flot cristallin de la pensée. De plus il est doté de moyens de locomotion multiples et se déplace avec la fulgurante rapidité des flux neuroniques. Il faut reconnaître qu’il n’eut jamais l’outrecuidance de répandre entre nous cette encre noire qui brouille la vue, masque la présence et macule les idées. Plusieurs années s’écoulèrent ainsi, dans l’oubli de cet événement. Notre dialogue amical et ininterrompu se poursuivit. »
Et donc, quelque temps plus tard, Flusser offrit un jour un cadeau à Louis Bec, un manuscrit en français, « pour témoigner de l’intérêt qu’il portait au travail que je faisais sur des formes de vies artificielles et qu’il suivait attentivement », et ce sans intention de publication. Manuscrit « tapé sur sa vieille machine à écrire » et difficilement déchiffrable (« papier pelure et ruban bleu fatigué »), mais, dit Bec, « ce moment ne s’effacera jamais de ma mémoire ». Le céphalopode était réapparu : « Je fus convaincu tout à coup qu’il n’avait jamais disparu, qu’il s’était installé entre nous, d’une manière constante durant de longues années. Il avait continué à se déplacer et à croître dans la profondeur abyssale de nos concepts, sans que nous nous en doutions, se fortifiant vampyromorphiquement et infernalement de l’énergie de notre pensée. Au point d’avoir phagocyté l’esprit de Vilém à son insu. Je fus obligé de constater, avec effroi, que le mien l’était très probablement aussi. »
En mars 1986, Louis Bec illustra ce manuscrit de quinze planches dessinées à l’encre, regroupées en fin de volume dans un très officiel rapport de l’Institut Scientifique de Recherche Paranaturaliste (ISRP), sous une lettre d’envoi à Andreas Müller-Pohle et à son associé Volker Rapsch (Immatrix Publication, une filiale de European Photography) en date du 12 octobre 1987, soit un an et demi après leur réalisation.
Chaque organisme est dessiné avec une grande précision, avec le plus souvent des schémas agrandis et détaillés de certains de ses organes. Chaque planche comprend un court texte de présentation du comportement de chaque organisme (l’Upopetoma Artagepargogone « attire et séduit ses proies par la souplesse et l’élégance de ses déplacements »), un label officiel indiquant pour chacun sa taxonomie (Aires Hypocrisiques), sa prodotique (Upokrimenologie), sa zootopie (Hadal ou Hadalépistémique), sa taxiopsis (de Morphoprophasisme à Erosphasisme), et le nom de l’espèce ; chaque planche est signée par le Zoosytémicien Louis Bec et datée (entre le 12 et 22 mars 1986), avec le cachet de l’ISRP.
Bec avait « imaginé d’inscrire Vilém dans cette taxonomie upokrinoménologique, à travers le développement du clade des Vampyromorpha … Chacune des planches représente donc des attitudes, des comportements ou des traits de caractères vampyromorphiques de Vilém. » Mais il ne l’a jamais révélé à Flusser, espérant que celui-ci le découvrirait par lui-même. Dans son message à Rainer Guldin du 22 mai 2007, Louis Bec explicitait pour la première fois le lien de chaque planche avec un trait de Flusser : son discours fascinatoire ; l’efficacité de son discours ; sa capacité de séduction, de souplesse et de survol du champ des savoirs ; son écoute des informations du monde (un walkman des pensées profondes) ; un Attila du fond des mers et de la pensée ; son incroyable capacité d’engrammer et l’absorption vertigineuse de son immense mémoire ; sa gestuelle significative et la production constante de messages kinésiques ; son arpentage constant du monde et ses explorations du tout terrain ; et sa vivacité épistémologique et sémaphorique des connaissances.
Sur un plan formel, il est clair que Flusser est l’auteur du texte et Bec l’auteur des dessins. Mais la contribution de chacun n’est sans doute pas aussi simplement délimitée. On peut d’ailleurs noter une nette différence d’appréciation du rôle de Louis Bec, en comparant les deux traductions du livre en anglais : celle traduite depuis l’allemand (comme la française) inclut les dessins de Bec et mentionne les deux auteurs sur un pied d’égalité en page de titre, alors que celle traduite depuis le portugais (contrairement à l’édition originale en portugais) occulte Louis Bec, omettant ses dessins, n’incluant pas son nom comme auteur en page de titre, et se contentant d’une mention très sommaire en deux lignes dans la préface, page 13. Certes, il est évident que la partie sur les médias ou la culture est purement flussérienne. Mais Flusser est redevable à Bec de son intérêt pour le monde sous-marin, même s’il évoquait déjà en passant les poulpes géants dans son texte de 1969 sur le virus de la rage.
C’est sans doute Bec qui a développé chez Flusser un penchant pour ce type de métaphores ludiques. A propos de la genèse de ce livre, Bec écrivit d’ailleurs : « Le Zoosystémicien considère, avec un certain recul, que le texte d’une conférence sur les Poïgoligoïdes et les travaux qu’il avait menés au Luxembourg et à Naples à la station zoologique, en présence de Vilém Flusser, sont à la base du ‘surgissement’ du texte de Vampyroteuthis infernalis écrit par Vilém. » Et quand, en 1987, Andreas Müller-Pohle et Volker Rapsch voulurent éditer ce texte en version allemande, Flusser leur dit que ce livre appartenait autant à Bec qu’à lui-même et que celui-ci devait donc être impliqué dans l’édition. Dans ce livre, chacun, à sa manière et dans son médium de prédilection, expose une analogie métaphorique entre le fonctionnement de la société humaine et celui du céphalopode sous-marin. Lors de sa conférence de novembre 2007 au Colloque Mutamorphosis à Prague, titrée « Nous sommes tous des extrêmophiles », Bec déclara : « À l’instar du Kafka de la Métamorphose, Vilém Flusser s’est engagé dans une projection épistémologique et ironique sur le futur de la condition humaine. » Ce livre fut au confluent d’une amitié profonde et d’une complémentarité créative, « une chimérisation émergeant des dessous troublants de l’amitié, la concrétion céphalopodique d’un dialogue ».
Dans son essai sur ce livre, « Naviguer ou filtrer. Vilém Flusser et l’alternative vampirique de l’imaginaire numérique » , Yves Citton montre que Flusser, à travers cette fable déconcertante, décrit notre nouveau monde numérique et algorithmique comme l’envers du monde auquel nous étions habitués avant son avènement.
Cette édition comprend :
– une préface de Marc Lenot, au sujet de la composition et de l’édition de ce texte (p. 17-29) ;
– un essai d’Élise Rigot, titré « Le Vampy comme modèle de pensée scientifique » (p. 31-44), dans la lignée de son essai en anglais, et de son podcast en français, présenté ici ;
– un texte de Florent Barrère, titré « Ode à un imaginaire tentaculaire », resituant ce travail dans la tradition littéraire et artistique autour de la pieuvre et du calmar géant (p. 45-49) ;
– le texte original de Flusser (p. 51-151) ;
– une annexe incluant quelques éléments spécifiques au texte brésilien (p. 153-155) ;
– la préface inédite d’Abraham Moles (p. 157-158) ;
– le rapport de l’Institut scientifique de recherche paranaturaliste de Louis Bec, avec ses 15 planches anatomiques (p. 159-175).
Vous trouverez ici :
– la couverture ;
– la page de titre ;
– la note liminaire ;
– la table des matières du livre ;
– la table des matières du tapuscrit et l’exergue ;
– le dernier chapitre « Son émersion » ;
– l’annexe concernant la version brésilienne ;
– la lettre d’envoi du rapport de l’ISRP ;
– une des planches de Louis Bec ;
– la 4ème de couverture.
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