De Flusser2015 Vampyroteuthis infernalis

2015 Vampyroteuthis infernalis

Vampyroteuthis infernalis est un livre écrit par Flusser et illustré par son ami l’artiste et zoosystémicien Louis Bec (1936-2018), dont la première version fut rédigée par Flusser simultanément en allemand, en portugais et en français en 1981 ; écrivant d’abord en allemand, il traduisit son manuscrit en portugais pour le partager avec Milton Vargas et Dora Ferreira da Silva, et en français avec Louis Bec. Une version plus complète fut publiée en allemand par European Photography / Immatrix en 1987 et, dans un texte un peu différent, en portugais par AnnaBlume en 2011, avec une préface de Gustavo Bernardo. Il existe deux traductions anglaises différentes du livre, l’une à partir de l’allemand par Valentine A. Pakis chez University of Minnesota Press en 2012, l’autre à partir du portugais par Rodrigo Maltez Novaes chez Atropos en 2011. Cette dernière comprend la préface écrite par Abraham Moles, que Flusser ne voulut pas inclure dans l’édition allemande de 1987, ce qui causa leur brouille. Les différences entre les textes originaux ont été analysées par Élise Rigot, dans son essai en anglais sur le livre.

La traduction du livre allemand en français a été publiée en 2015 par l’éditeur belge Zones Sensibles et c’est elle qui est référencée ici. Le tapuscrit original français, qui ne comprenait pas le dernier chapitre, n’a jamais été publié tel quel.  

Louis Bec racontait de manière poétique que, lors d’une de leurs discussions du samedi, un céphalopode était venu s’immiscer entre Flusser et lui : « Durant ces années, nous avons coulé des jours heureux, engoncés dans la confortable et moelleuse complexité de nos propos. Pourtant, un jour, c’était un samedi, je crois, un objet de forme « céphalopodique » s’est matérialisé tout à coup au centre de notre discussion. Cet objet s’est mis à évoluer dans notre espace « d’entre deux », avec une certaine arrogance et une certaine désinvolture, qui me font encore frémir. J’ai longtemps pensé, que j’avais été le seul à observer les évolutions de ce céphalopode. J’ai même cru qu’il faisait partie de ce type d’hallucinations qui se produit quand la pensée atteint de très hauts sommets. Le premier moment de surprise passé, et comme Vilém Flusser ne semblait pas affecté par ce phénomène, je n’ai pas daigné en parler, notre propos développait des axes tellement plus profonds et essentiels pour l’avenir du monde. Combien de temps ce céphalopode évolua-t-il dans notre circonstance, je ne saurais le dire, car ce genre d’organisme a la propriété de devenir translucide par mimétisme, surtout dans le flot cristallin de la pensée. De plus il est doté de moyens de locomotion multiples et se déplace avec la fulgurante rapidité des flux neuroniques. Il faut reconnaître qu’il n’eut jamais l’outrecuidance de répandre entre nous cette encre noire qui brouille la vue, masque la présence et macule les idées. Plusieurs années s’écoulèrent ainsi, dans l’oubli de cet événement. Notre dialogue amical et ininterrompu se poursuivit. »

Et donc, quelque temps plus tard, Flusser offrit un jour un cadeau à Louis Bec, un manuscrit en français, « pour témoigner de l’intérêt qu’il portait au travail que je faisais sur des formes de vies artificielles et qu’il suivait attentivement », et ce sans intention de publication. Manuscrit « tapé sur sa vieille machine à écrire » et difficilement déchiffrable (« papier pelure et ruban bleu fatigué »), mais, dit Bec, « ce moment ne s’effacera jamais de ma mémoire ». Le céphalopode était réapparu : « Je fus convaincu tout à coup qu’il n’avait jamais disparu, qu’il s’était installé entre nous, d’une manière constante durant de longues années. Il avait continué à se déplacer et à croître dans la profondeur abyssale de nos concepts, sans que nous nous en doutions, se fortifiant vampyromorphiquement et infernalement de l’énergie de notre pensée. Au point d’avoir phagocyté l’esprit de Vilém à son insu. Je fus obligé de constater, avec effroi, que le mien l’était très probablement aussi. »

En mars 1986, Louis Bec illustra ce manuscrit de quinze planches dessinées à l’encre, regroupées en fin de volume dans un très officiel rapport de l’Institut Scientifique de Recherche Paranaturaliste (ISRP), sous une lettre d’envoi à Andreas Müller-Pohle et à son associé Volker Rapsch (Immatrix Publication, une filiale de European Photography) en date du 12 octobre 1987, soit un an et demi après leur réalisation. Outre la planche nº 1 reproduite ici, sept autres planches sont incluses avec le postscriptum que Louis Bec écrivit en 2007.
Chaque organisme est dessiné avec une grande précision, avec le plus souvent des schémas agrandis et détaillés de certains de ses organes. Chaque planche comprend un court texte de présentation du comportement de chaque organisme (l’Upopetoma Artagepargogone « attire et séduit ses proies par la souplesse et l’élégance de ses déplacements »), un label officiel indiquant pour chacun sa taxonomie (Aires Hypocrisiques), sa prodotique (Upokrimenologie), sa zootopie (Hadal ou Hadalépistémique), sa taxiopsis (de Morphoprophasisme à Erosphasisme), et le nom de l’espèce ; chaque planche est signée par le Zoosytémicien Louis Bec et datée (entre le 12 et 22 mars 1986), avec le cachet de l’ISRP.

Bec avait « imaginé d’inscrire Vilém dans cette taxonomie upokrinoménologique, à travers le développement du clade des Vampyromorpha … Chacune des planches représente donc des attitudes, des comportements ou des traits de caractères vampyromorphiques de Vilém. » Mais il ne l’a jamais révélé à Flusser, espérant que celui-ci le découvrirait par lui-même. Dans son message à Rainer Guldin du 22 mai 2007, Louis Bec explicitait pour la première fois le lien de chaque planche avec un trait de Flusser : son discours fascinatoire ; l’efficacité de son discours ; sa capacité de séduction, de souplesse et de survol du champ des savoirs ; son écoute des informations du monde (un walkman des pensées profondes) ; un Attila du fond des mers et de la pensée ; son incroyable capacité d’engrammer et l’absorption vertigineuse de son immense mémoire ; sa gestuelle significative et la production constante de messages kinésiques ; son arpentage constant du monde et ses explorations du tout terrain ; et sa vivacité épistémologique et sémaphorique des connaissances.

Sur un plan formel, il est clair que Flusser est l’auteur du texte et Bec l’auteur des dessins. Mais la contribution de chacun n’est sans doute pas aussi simplement délimitée. On peut d’ailleurs noter une nette différence d’appréciation du rôle de Louis Bec, en comparant les deux traductions du livre en anglais : celle traduite depuis l’allemand (comme la française) inclut les dessins de Bec et mentionne les deux auteurs sur un pied d’égalité en page de titre, alors que celle traduite depuis le portugais (contrairement à l’édition originale en portugais) occulte Louis Bec, omettant ses dessins, n’incluant pas son nom comme auteur en page de titre, et se contentant d’une mention très sommaire en deux lignes dans la préface, page 13. Certes, il est évident que la partie sur les médias ou la culture est purement flussérienne. Mais Flusser est redevable à Bec de son intérêt pour le monde sous-marin, même s’il évoquait déjà en passant les poulpes géants dans son texte de 1969 sur le virus de la rage.

C’est sans doute Bec qui a développé chez Flusser un penchant pour ce type de métaphores ludiques. A propos de la genèse de ce livre, Bec écrivit d’ailleurs : « Le Zoosystémicien considère, avec un certain recul, que le texte d’une conférence sur les Poïgoligoïdes et les travaux qu’il avait menés au Luxembourg et à Naples à la station zoologique, en présence de Vilém Flusser, sont à la base du ‘surgissement’ du texte de Vampyroteuthis infernalis écrit par Vilém. » Et quand, en 1987, Andreas Müller-Pohle et Volker Rapsch voulurent éditer ce texte en version allemande, Flusser leur dit que ce livre appartenait autant à Bec qu’à lui-même et que celui-ci devait donc être impliqué dans l’édition. Dans ce livre, chacun, à sa manière et dans son médium de prédilection, expose une analogie métaphorique entre le fonctionnement de la société humaine et celui du céphalopode sous-marin. Lors de sa conférence de novembre 2007 au Colloque Mutamorphosis à Prague, titrée « Nous sommes tous des extrêmophiles », Bec déclara : « À l’instar du Kafka de la Métamorphose, Vilém Flusser s’est engagé dans une projection épistémologique et ironique sur le futur de la condition humaine. » Ce livre fut au confluent d’une amitié profonde et d’une complémentarité créative, « une chimérisation émergeant des dessous troublants de l’amitié, la concrétion céphalopodique d’un dialogue ».

Dans son essai sur ce livre, « Naviguer ou filtrer. Vilém Flusser et l’alternative vampirique de l’imaginaire numérique« , Yves Citton montre que Flusser, à travers cette fable déconcertante, décrit notre nouveau monde numérique et algorithmique comme l’envers du monde auquel nous étions habitués avant son avènement.

Lire aussi cet essai en anglais d’Élise Rigot. Et, en français, écouter son podcast, présenté ici.


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Marc Lenot

Une version préliminaire de ce texte a été publiée dans Flusser Studies nº 31 en juillet 2021.

Vous trouverez inclus ici, avec l’aimable autorisation des éditions Zones sensibles et de la famille Bec :
– la couverture
– la page de titre
– l’exergue (« Rien de ce qui touche á l’homme ne m’est étranger », Térence)
– la table des matières
– la préface d’Abraham Moles
– le premier chapitre « Octopus »
– la lettre d’envoi du Rapport de l’ISRP
– la première planche

Bibliographie :

Vilém Flusser & Louis Bec, Vampyroteuthis infernalis. Ein Abhandlung samt Befund des Institut Scientifique de Recherche Paranaturaliste, Göttingen, European Photography / Immatrix Publications, 1987.

Vilém Flusser & Louis Bec, Vampyroteuthis infernalis, São Paulo, Annablume, 2012. Avec une préface « Um espelho retorcido » de Gustavo Bernardo (pages 7-15). Coédition avec les Presses de l’Université de Coïmbra (Portugal).  

Vilém Flusser [sans Louis Bec], Vampyroteuthis infernalis, New York / Dresde, Atropos, 2011 [édité et traduit du portugais par Rodrigo Maltez Novaes; avec une préface d’Abraham A. Moles, des extraits de la correspondance de Flusser avec Milton Vargas et Dora Ferreira da Silva, et le chapitre de Bodenlos sur Milton Vargas ; sans mention de Louis Bec et sans le rapport final avec ses dessins].

Vilém Flusser & Louis Bec, Vampyroteuthis infernalis. A Treatise with a Report by the Institut Scientifique de Recherche Paranaturaliste, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2012 [traduit de l’allemand par Valentine A. Pakis].

Vilém Flusser & Louis Bec, Vampyroteuthis Infernalis, Un Traité, suivi d’un Rapport de l’Institut scientifique de recherche paranaturaliste, Zones sensibles (Bruxelles), 2015 [traduit de l’allemand par Christophe Lucchese]. Un extrait de cette édition en français de Vampyrotheutis apparaît dans le livre Les Pensées de l’écologie (Wildproject, 2021).

Vilém Flusser & Louis Bec, Vampyroteuthis Infernalis: En traktat med tilhørende rapport fra Institut Scientifique de Recherche Paranaturaliste, Aarhus, Antipyrine, 2019 [traduit de l’allemand par Henrik Majlund Toft].

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