De Flusser1973 – La force du quotidien

1973 – La force du quotidien

La Force du Quotidien est le quatrième livre de Flusser, après trois livres publiés au Brésil, chez des éditeurs paulistes, Língua e Realidade (Herder, 1963), A História do Diabo (Martins, 1965; traduction française publiée en 2021) et Da Religiosidade (Conselho Estadual de Cultura, 1967), et donc son premier livre en Europe et en français. C’est un livre de 150 pages qui se rattache à l’approche phénoménologique de Flusser, approche dont il va s’éloigner peu à peu une fois en Europe, mais qui avait déjà engendré son livre inédit, Coisas que me cercam (un recueil qui fut proposé au Fonds pour la Culture de l’État de São Paulo en 1970 mais ne fut pas publié), ainsi que de nombreuses chroniques dans des journaux brésiliens (Folha de São Paulo, Estado de São Paulo, Comentário). Dans cette lignée phénoménologique, Flusser publiera ensuite Natural:mente. Vários Acessos ao Significado de Natureza (São Paulo, Duas Cidades, 1979), traduit en français en 2005 sous le titre Essais sur la nature et la culture (Belval, Circé), qui porte sur des objets « naturels » et non plus « culturels ». Toujours dans la même veine, mais de manière posthume, sera publié en 1993 chez Carl Hanser à Munich le recueil Dinge und Undinge. Phänomenologische Skizzen, traduit en français en 1996 chez Jacqueline Chambon à Nîmes sous le titre Choses et non-choses. Le point commun de ces recueils est d’être composé de textes brefs (certains issus des chroniques dans les journaux précités) portant un regard phénoménologique sur des objets du quotidien que Flusser propose de regarder comme des messages médiateurs dans le contexte de la théorie de la communication.



C’est pour Flusser l’occasion de développer son propre style d’analyses phénoménologiques. A cette occasion, comme il l’écrit à Milton Vargas le 20 février 1973[1], il redécouvre Husserl, qu’il mentionne entre Kant et Ortega. Mais, comme l’ont remarqué ceux qui ont analysé ces travaux[2], Flusser suit davantage une tradition formaliste, qu’un auteur[3] a qualifiée de phénoménographie, plutôt que les approches existentielles de la phénoménologie husserlienne. Pour lui, la force de ces objets « culturels » du quotidien qu’il analyse sous l’angle de la communication, objets qui prolongent nos sens et sont nos fenêtres ouvertes sur le monde, est d’émettre nos messages vers le monde, de projeter l’image de notre société et, ce faisant, de nous éclairer sur nous-mêmes. Dans l’introduction du livre (pages 16-24), Flusser (après avoir présenté quatre types possibles d’introduction pour mieux dire que la sienne n’entrait dans aucun de ces types) annonce d’emblée que cet ouvrage doit être placé dans le contexte de la théorie de la communication, discipline nouvelle et encore à définir. Les objets dont il va parler sont des outils de communication, des médiateurs potentiels, certains de manière évidente car officialisés comme des médias (les livres, par exemple), d’autres de manière plus indirecte et plus subtile (comme les cannes).

Dans sa préface (pages 7-14), Abraham Moles met bien sûr lui aussi l’accent sur la théorie de la communication, contrastant d’abord les deux approches, celle traditionnelle sur la distinction entre la forme et le fond, et celle plus récente de McLuhan pour qui le médium est le message, qu’il juge d’ailleurs plus valable pour le monde social à long terme que pour le monde individuel à court terme. Il présente alors l’approche de Flusser (« l’un des chefs de file de la philosophie sud-américaine ») comme « un mode d’analyse phénoménologique dans lequel le médium est message par sa situation entre l’homme et le monde extérieur » : c’est une extension de l’idée de média qui met l’accent sur la communication de l’homme avec son environnement. Moles a publié en 1972 sa Théorie des Objets (Paris, Éditions Universitaires) et bien que Flusser dise ne pas l’avoir lu quand il rédigeait ces essais, tous deux font le lien entre les deux livres. Pour Moles, Flusser adopte et prolonge ses propres idées de l’objet comme support et comme sujet de communication. Flusser, lui, voit son propre livre comme une réponse « avant la lettre » à celui de Moles, remettant en question certaines de ses hypothèses sur les objets naturels et culturels, qualifiant les problèmes alors que, selon lui, Moles les quantifie, prenant plus de recul par rapport aux objets ; pour lui « Moles part d’un point auquel [Flusser] espère arriver à la fin de [ses] travaux. » Notons au passage que, de manière assez inhabituelle pour lui, Flusser mentionne non seulement Moles, mais aussi un livre de Thomas Kuhn[4], et qu’il ne s’est pas opposé à ce que Moles, dans sa préface, le relie à Bachelard, à Sartre, à Heidegger (plus, dit Moles, qu’à McLuhan ou à Norbert Wiener), alors qu’il fut souvent réticent à toute forme de citations, de bibliographies ou de mentions d’autres penseurs. Dans son hommage funéraire « Un Philosophe des Sudètes[5] » après la mort de Flusser, Moles qualifia ce livre de « petit chef-d’œuvre de phénoménologie appliquée à la vie de tous les jours », ajoutant : « Au lieu de théoriser comme le font les chevaliers de la Phénoménologie à l’intouchable vertu, Flusser prenait à l’époque cette attitude phénoménologique qui veut, en caressant la surface des choses, saisir d’elles leur essence profonde. »

La quatrième de couverture, ornée d’une photographie de Flusser en col roulé, présente le livre de manière claire et simple. Le livre, de 150 pages (dont 115 pages de texte), comprend donc dix essais. Cinq avaient déjà été publiés dans des journaux brésiliens entre 1966 et 1972, deux ont été publiés quasi simultanément dans la revue française Cause Commune en février et novembre 1973, et deux également aux mêmes périodes (1972-74) dans la revue américaine Main Currents in Modern Thoughts. Quatre sont inédits. Il y a donc une assez grande continuité entre les divers écrits de Flusser dans ce champ, puisqu’il reprend ici des textes déjà publiés ailleurs, à son habitude. Par la suite, quatre de ces essais seront repris dans Dinge und Undinge, d’autres dans divers recueils et revues, deux ne seront jamais réédités. Dans son introduction, Flusser mentionne aussi des reprises résumées des essais sur les murs et les tapis dans la revue CREE (Créations et Recherches Esthétiques Européennes) : il leur envoie bien les textes le 20 décembre 1972, mais nous n’avons pas trouvé trace de leur publication; idem pour la Revue de Design et d’Environnement Contemporain.

Sans analyser ici en détail chacun des essais, nous pouvons en donner un très bref aperçu :

  • « Les cannes » (pages 27-34) part de l’expérience de l’homme qui marche en forêt et de son regard sur son environnement ; les cannes sont le « devoir être » des branches (paru comme « Bengalas », Folha de São Paulo, 8 février 1972 ; repris dans Dinge und Undinge, et, à chaque fois, dans sa traduction, Choses et Non-Choses).
  • « Les bouteilles » (pages 37-46) met l’accent sur la bouteille jetée après usage, objet culturel devenant déchet et retournant à la nature (paru comme « Bottles », Main Currents in Modern Thoughts, vol. 28 nº. 4, mars/avril 1972 ; repris dans Dinge und Undinge).
  • « Les stylos » (pages 49-59) contraste stylo et machine à écrire et présente le geste automatique et rituel de la signature, le stylo étant situé « dans ce domaine ontologique mystérieux qui sépare le corps de la culture » (inédit et jamais repris).
  • « Les lunettes » (pages 63-70) les présente comme des instruments de médiation entre nous et le monde, mais aussi comme des objets regardables avec du recul (inédit et jamais repris).
  • « Les tapis » (pages 73-79, le plus court) les décrit comme des héritages d’une autre culture, aliénés dans le monde contemporain et vecteurs d’illusion, écrans entre l’homme et la réalité (extrait de Coisas que me cercam, paru comme « Tapetes » dans Estado de São Paulo, 17 octobre 1970; repris dans Dinge und Undinge, et dans The Shape of Things  (Londres, Reaktion Books, 1999) et dans les traduction espagnole 2002 et italienne 2003 de ce dernier livre).
  • « Les murs » (pages 85-92) les analyse d’un point de vue éthique (frontière entre public et privé), esthétique et religieux, et souligne leurs ambiguïtés (paru comme «  Paredes », Folha de São Paulo, 7 février 1972 et comme « Walls », Main Currents in Modern Thoughts, vol. 30 nº 4, mars/avril 1974 ; c’est l’essai qui a été le plus repris : dans Dinge und Undinge, dans Vom Stand der Dinge (Gottingen, Steidl 1993), dans The Shape of Things et dans leurs traductions, et dans la revue Arch+ en mars 1992).
  • « Les miroirs » (pages 95-101) s’intéresse surtout au retournement du miroir, une profanation coupable qui peut mener au scepticisme radical (il n’y a rien derrière la pensée, la culture) ou à l’hédonisme radical (la société de consommation) (extrait de Coisas que me cercam, paru comme « Do Espelho » dans Estado de São Paulo, 6 août 1966, et dans Cause Commune, vol.2 nº 8, novembre 1973; repris dans Ficções Filosóficas (São Paulo, E.USP, 1998).
  • « Les livres » (pages 105-112) concerne l’objet le plus culturel du lot, qu’on peut voir soit comme un objet, soit comme un autre moi subjectif ; c’est peut-être l’essai le moins étroitement phénoménologique de tous, le moins distancié (extrait de Coisas que me cercam, inédit ; repris dans Ficções Filosóficas).
  • « Les lits » (pages 115-132, le plus long), a en exergue une citation de Macbeth; il explore les différents usages du lit : le berceau, le sommeil, l’amour, la maladie, la mort, évoquant au passage l’exil et le suicide ; c’est sans doute le plus personnel de tous les essais (extrait de Coisas que me cercam ; paru dans des versions légèrement différente comme « Da Cama » dans Comentário, juin 1971, et comme « Du Lit» dans Cause Commune, nº 5, février 1973 ; repris dans Dinge und Undinge et dans Az  Ágy (Budapest, Kijárat Kiadó, 1996), ainsi qu’en ajout surnuméraire dans la traduction espagnole de The Shape of Things).
  • « Les automobiles » (pages 135-146) concerne le seul objet moderne, technologique, dont la roue est l’essence ; l’homme altérifie l’automobile, se lie à elle comme à un humain, c’est une oppression de l’homme par l’objet, qui nous agresse parce que nous le lui permettons (inédit et jamais repris).

Histoire de l’édition du livre

Flusser, qui s’est établi en Europe mi 1972, est désireux de publier rapidement. Abraham Moles, qu’il avait déjà connu au Brésil, est alors directeur de la collection « Medium » chez l’éditeur Mame, une maison créée à Tours en 1796, spécialisée en littérature religieuse (qui a longtemps fait sa réputation) et scolaire, et qui s’est diversifiée plus récemment dans l’édition de textes contemporains de réflexion profane. En effet, menacée de faillite, la maison Mame a été reprise à la fin des années 1960 par un nouveau groupe que dirige Claude Cartier-Bresson, dont le projet est de décléricaliser la maison et de l’ouvrir aux sciences humaines, à la linguistique et la sémiotique, à l’économie, au management, aux sciences de l’éducation, avec des auteurs jeunes aux idées plus modernes. Plus de cent livres seront ainsi publiés entre 1968 et 1975 dans une dizaine de collections, avec des auteurs comme Michel de Certeau, Elisabeth Roudinesco, Carlos Semprun ou Yves Stourdzé, et les traductions de trois livres de Marshall McLuhan (dont La Galaxie Gutenberg en 1967). La première de ces collections, « Medium », a démarré en 1968 et a publié neuf livres entre 1968 et 1972, dont Mutations 1990 de Marshall McLuhan (un recueil de trois de ses articles). Abraham Moles (dont Le Kitsch a été publié par Mame en 1971) prend alors la direction de cette collection et fera publier (et préfacera) trois livres en 1973/74 : celui de Flusser, un essai du Turc Hifzi Topuz sur la caricature, et un rapport sur la vidéocassette par les chercheurs belges Jean-Claude Batz et Jean-Claude Kiefer. Trois autres ouvrages seront encore publiés en 1976 dans cette collection sous la direction de Jean-Pierre Delarge (le nouveau propriétaire de la partie « profane » de Mame) avant qu’elle ne soit arrêtée.

Et donc, en décembre 1972, suite à une introduction faite par Moles, Flusser rencontre, en compagnie de Fred Forest, Madame Anne Doria, une des responsables de l’édition chez Mame ; il lui écrit le 29 décembre (voir le fichier de la correspondance avec Madame Doria) et la remercie d’envisager de publier ce qui se nomme alors « Les choses qui nous entourent », une traduction littérale de son recueil portugais. Il lui confirme qu’il soumettra ses textes en anglais « car mon anglais, bien que pas très bon, est meilleur que mon français » et il lui envoie six textes (Lits, Murs, Miroirs, Tapis, Cannes, et Bouteilles) en lui indiquant qu’ils ont déjà été publiés au Brésil, et certains aux États-Unis (ce qui n’est en fait le cas que pour Bouteilles, qui par contre n’a, sauf erreur, pas été publié au Brésil). Comme il faut plus de textes, il expédie en février et mars 1973 Autos, Stylos et Lunettes, ainsi que Livres. Il lui adresse aussi en mars son introduction et annonce qu’il va envoyer sa biographie (laquelle n’est curieusement pas reprise dans le livre), mais aussi une bibliographie (pas reprise non plus) et une photographie de lui : quand on sait à quel point Flusser est allergique aux bibliographies (voir ses débats avec les éditeurs de la revue Leonardo qui, pour publier son essai « The Photograph as a post-industrial object » en 1986, exigeront une bibliographie), et quand on voit quelle fut sa réaction à l’inclusion d’une photo en quatrième de couverture de Filosofia da Caixa Preta en 1985, on peut être un peu surpris de cette acceptation sans discussion des demandes de son éditeur français.

En mars 1973, le titre du livre est « Communication et Environnement », mais en juin il a son titre définitif « La Force du Quotidien » ; le 22 juin, Mame envoie à Flusser la traduction en français par Monsieur P. Coussy (mais les traducteurs crédités dans le livre sont Jean Mesrie et Barbara Niceall). La préface d’Abraham Moles est prête en août et Flusser lui écrit qu’il aime beaucoup son texte (voir sa correspondance avec Abraham Moles au sujet de ce livre). On ne sait de qui vient l’initiative d’ajouter des dessins, un par chapitre (introduction comprise, soit onze dessins), mais le 6 novembre, Flusser écrit à l’illustrateur, Gordon Swann, qu’il est très content que celui-ci illustre le livre. Gordon Swann est l’arrière-petit fils de Henry Swann (1823-1898), ami du père de Marcel Proust … Mais sinon on sait peu de choses sur ce dessinateur, sinon qu’il eut une exposition à la galerie parisienne de l’Université à une date non précisée. Il a été payé 600 FF pour ce travail, soit environ 40% de ce que recevra Flusser. En août, Moles suggère à Flusser de modifier son texte sur les stylos, en lui indiquant qu’il n’est pas plus facile d’écrire à la machine qu’avec un stylo, il propose aussi une modification de l’ordre des chapitres et demande à Flusser d’expliciter quelques termes. C’est apparemment la seule modification d’ordre éditorial dans le livre ; Moles a aussi refusé le retrait du texte sur les cannes, que Madame Doria trouvait suranné, ce que Flusser avait, lui, docilement accepté (dans sa lettre à Madame Doria du 10 mars 1973).

Il semble que contrairement à la date indiquée dans le livre, celui-ci ne fut disponible que fin mars ou début avril 1974, car Flusser dit ne l’avoir eu en mains que le 8 avril et l’avoir apprécié, malgré l’erreur sur son nom qu’il avait déjà signalé à Madame Doria sur les épreuves fin décembre. En effet son nom est orthographié Vilèm Flüsser, accent inversé et ‘umlaut’ incongru. On retrouve la même erreur sur son nom à quatre reprises dans la préface de Moles, ce qui est assez surprenant : c’est le signe, soit d’une relecture négligente par l’auteur, soit d’une correction faite incongrument après le bon à tirer par Moles. Mais, à la réception du livre, Moles écrit le 26 mars une lettre de mécontentement de deux pages à Madame Doria avec plusieurs critiques exprimées d’un ton très sec : en tant que directeur de collection, il aurait dû donner son accord sur tout, or il n’était même pas au courant qu’il y avait des dessins, alors que c’est son rôle « d’apprécier l’adéquation des dessins et du texte ». Il « doute que le dessinateur choisi soit adapté à cet ouvrage de style philosophique et il [lui] paraît abaisser le niveau par des projections inutiles et anecdotiques ». Moles se plaint aussi de n’avoir pas revu le texte en quatrième de couverture, il critique le choix de la typographie pour sa préface (qui devrait être en italique) et pour le dos du livre (pas assez lisible), et il déplore que son nom, en tant que préfacier, n’apparaisse pas sur la page de titre  comme c’est « également d’usage dans l’édition ». Toutes ces critiques paraissent plutôt fondées (et en particulier celles sur le style simpliste des dessins) ; les archives Flusser n’ont pas la trace de la réponse de Mame.

L’histoire de cette édition est également relatée dans la biographie de Gustavo Bernardo et Rainer Guldin, O Homem sem Chão. A Biografia de Vilém Flusser, São Pailo, Annablume, 2017, pages 238-242.

Suites

Il faut noter que, dans le cadre d’un accord entre Mame et l’éditeur montréalais Hurtubise H. M. H. (qui avait déjà porté sur deux autres livres, dont Mutations 1990 de McLuhan), La Force du Quotidien a été publiée simultanément au Canada dans la collection « Aujourd’hui » de Hurtubise, avec un texte identique, excepté la couverture (curieusement l’erreur d’accent sur son prénom y a été corrigée, mais pas l’umlaut sur son nom : Vilém Flüsser), la quatrième de couverture (vierge chez HMH), la page de titre, et la liste des livres de la collection (cette édition québécoise a d’ailleurs été imprimée en France, avec le même numéro ISBN que la française) ; c’est d’ailleurs le seul livre de Flusser publié en français au Canada. Si cet accord de coédition est tôt conclu (Flusser écrit à Hurtubise le 8 novembre 1973 pour s’en féliciter), les contacts avec d’autres éditeurs étrangers sont plus difficiles. Flusser indique à Madame Doria le 15 novembre 1973 que l’éditeur allemand Rowohlt pourrait être intéressé via le Professeur Ernesto Grassi (qui dirige l’encyclopédie de Rowohlt, Rowohlt deutsche Enzyklopädie et Rowohlt Klassiker) et il demande qu’on envoie à Grassi les épreuves partielles, puis complètes, tout en tentant de s’attirer ses bonnes grâces en suggérant à Mame de publier une traduction française de son livre Humanismus und Marxismus, dont il rédige une note de lecture très complète. Mais Rowohlt n’est pas intéressé par La Force du Quotidien, et le livre de Grassi sera publié par L’Âge d’Homme à Lausanne. Madame Doria indique des pistes possibles avec les maisons Guaraldi en Italie, Torres en Espagne et Doubleday aux États-Unis, elle suggère que Flusser contacte Doubleday lors de son prochain voyage, mais ceux-ci répondent par retour n’être pas intéressés. Flusser fait publier dans le numéro de Mars / Avril 1974 de la revue Main Currents in Modern Thoughts le texte « Les murs » en anglais avec l’accord de Mame, et, à sa demande, l’éditeur associé de la revue, Patrick Milburn, écrit à Madame Doria le 12 février 1974 pour avoir l’accord de Mame avant de contacter les maisons d’édition américaines Braziller, Harper & Row, Beacon et Northwestern. Rien de tout cela n’aboutit.

Mame n’a guère plus de succès avec la presse française. Flusser a envoyé une liste de personnes à qui adresser un exemplaire « hommage de l’auteur » avec, entre autres :  Claude Lévi-Strauss, Paul Ricoeur, Jean Duvignaud, Gillo Dorfles, Max Bense, René Berger, Noam Chomsky, Marshall McLuhan, Jean Ziegler, Pierre Schaeffer, Edgar Morin, Fred Forest. L’attachée de presse de Mame, Madame Gilbert, a diffusé le livre à des journalistes (au total 198 copies en « passe et publicité »), promettant à Flusser de nombreuses interviews (un passage à l’émission de télévision Italiques, un article de l’influent critique Jean-Louis Ferrier dans L’Express), d’abord en juin 1974, puis en septembre. Mais lui-même écrit à Moles le 20 avril : « Mame gère ça de telle manière que j’ai perdu tout intérêt ; mais s’ils me demandent de venir à Paris, j’irai (mais je ne prends plus d’initiatives)». Il ne semble pas qu’il y ait eu beaucoup d’interviews. Nous n’avons pu retrouver qu’un petit nombre de critiques dans la presse.

Jean Feller, directeur de la revue Communication et langages, dans laquelle Flusser a déjà publié deux articles en 1973, sur Fred Forest et sur Abraham Moles, écrit début 1974 une critique d’environ 500 mots dans le volume 21, nº 1, pages 121-122. Reprenant les grandes lignes du livre, il apprécie particulièrement la « méditation sur la vie et la mort » dans « Les lits »,  juge que « l’enchaînement et l’enchevêtrement des descriptions, des analogies, des raisonnements, des conclusions peuvent parfois déconcerter, surprendre et même laisser sceptique », mais conclut néanmoins que « cet ouvrage fait choc » et qu’il faut le lire car c’est « un exemple de réflexion fondée sur l’observation ». À noter aussi une critique d’environ 700 mots signée Frère Marie (« Inspecteur ») dans la Nouvelle Revue Pédagogique en avril 1974, suggérant une analogie inattendue avec le livre La prière de toutes les heures de Pierre Charles, S.J., et une recension brève d’une centaine de mots dans La Cité du 11 avril 1974

Au Canada, dans le numéro 15 de juin 1974 de la revue Québec français consacrée à l’éducation et à la littérature, Nicole Guilbault (membre du comité éditorial de la revue) écrit en page 4 une critique d’environ 400 mots de l’édition montréalaise du livre : elle décrit avec une certaine ironie détachée les thèses de Flusser sur les lunettes, les stylos, les cannes et les livres, et se dit déçue par le manque d’humour de la préface de Moles. Par ailleurs, une critique anonyme d’environ 600 mots dans Le Livre canadien en janvier 1975 estime que la préface de Moles est « un petit bijou » et juge l’approche de Flusser « assez inusitée mais fort intéressante. »

Les années suivantes, les mentions (autres que purement bibliographiques) dans la presse ou dans des livres français sont tout aussi rares : à part la nécrologie de Flusser par Moles en 1992 mentionnée plus haut, nous n’avons trouvé qu’une brève recension d’une centaine de mots dans les « Repères bibliographiques » non signés (p. 276) d’un cahier de l’Institut Universitaire d’Études du Développement (IUED) de Genève en 1979, titré Objets chers et funestes. Dimensions matérielles de l’impérialisme et de l’aliénation culturels, concluant cette recension sommaire de manière assez banale : « La force du livre, elle, réside dans la prolongation d’intuitions de départ jusqu’à un niveau d’analyse concrète où se posent alors de nouvelles questions.» Dans le champ universitaire français, nous n’avons trouvé qu’une seule thèse évoquant ce livre, celle de doctorat en sociologie de Pablo Cuartas en 2016 à Paris Descartes, dirigée par Michel Maffesoli et Fabián Sanabria, titrée Le temps des objets. Mémoire collective, entourages matériels et imaginaires littéraires. Essai de phénoménologie sociale qui comprend un chapitre (pp. 37-41) intitulé « La phénoménologie des choses matérielles : Vilém Flusser, Ernst Bloch et Walter Benjamin ». Après une présentation de la manière dont Flusser approche les objets dans ce livre, mais aussi dans Choses et non-choses et dans Les Gestes, Cuartas contraste la perspective de Flusser, pour qui « l’objet apparaît comme un médium entre l’homme et le monde, médiation qui se réalise à travers des gestes », avec celle de Bloch pour qui « l’objet serait plutôt une voie qui mène à la rencontre de soi-même », et avec l’approche plus mémorielle de Benjamin ; il les qualifie toutes trois de descriptions « de la significativité mémorielle des objets quotidiens », de tentatives « d’accomplir une reconstruction matérialiste du souvenir, en regardant d’un esprit nouveau les objets les plus humbles, investis dorénavant d’une valeur émotionnelle indéniable. » Il n’y a non plus guère de références autres que bibliographiques en d’autres langues à ce livre jamais traduit, la seule exception notable semblant être cet article de Martha Schwendener, « Vilém Flusser’s Seventies: Phenomenology, Television, Cybernetics, and Video Art » dans la revue Afterimage (Vol. 45, N° 5,  Sep/Oct 2018, page 22).

On comprend que Flusser ait été déçu par le faible retentissement de la parution de son premier livre en France. Les ventes du livre sont aussi décevantes : sur presque 3000 exemplaires imprimés, seulement 722 auront été vendus fin 1974 (voir le fichier de la correspondance administrative avec Mame) . Il a perçu 1170 FF en 1973 et 396,40 FF en 1974, et Mame lui réclame de manière pressante de rembourser certaines dépenses (21,29 FF). Le 28 mai 1975, il écrit (désormais en français) à Madame Doria : « je regrette que le résultat du livre n’était pas comme nous l’avons tous souhaité ». Le 3 juin, celle-ci lui répond par une lettre manuscrite, lui annonçant que la maison Mame va fermer et que ses activités seront reprises séparément, les éditions religieuses par un éditeur, et les éditions profanes par une maison belge, Éditions Universitaires (qui se trouve avoir été en 1972 l’éditeur de la Théorie des Objets de Moles).

Or Flusser avait beaucoup compté sur Mame, non seulement pour ce premier livre, mais pour d’autres projets, espérant sans doute ainsi avoir un éditeur solide en France. Il était en discussion avancée sur deux projets (lettre à Madame Doria du 27 septembre 1973). L’un était la continuation de La Force du Quotidien, davantage tournée vers des objets naturels ; ce travail était alors titré Ça existe la Nature ? et comprenait des essais sur les oiseaux, les vaches, la pluie, les chemins. Le livre sera publié au Brésil sous le titre Natural:mente en 1979 (et ensuite traduit en français chez Circé en 2005). et Flusser l’annonce à Madame Doria le 2 juillet 1975 : « J’ai fini un travail dont vous connaissez la phase initiale (des essais sur des choses de la nature que j’ai décidé d’appeler « Naturellement »), et qui va être publié au Brésil, étant donné le résultat de la publication française de son précédent » et il demande « Sur la fermeture de Mame : quel est l’effet pour une possible nouvelle publication de mes essais ? ». L’autre projet qu’avait Flusser était l’édition de son autobiographie, à partir d’une commande de Mame pour un livre sur ses ruptures culturelles (émigration et re-émigration), et pour laquelle il était en rapport avec un autre directeur éditorial, Monsieur Chambard, avec qui il correspondait en allemand ; mais, en partie suite aux réactions de ses amis brésiliens, Flusser eut des doutes sur l’opportunité de cette autobiographie, qui était aussi un portrait d’une douzaine de ses amis[6]. Ce livre, Bodenlos, ne sera publié qu’après sa mort en 1992, en allemand. Flusser avait aussi proposé à Mame de servir d’intermédiaire avec le Brésil pour des traductions dans un sens ou dans l’autre, et de rédiger des fiches de lecture, comme il le fit avec Ernesto Grassi.

Enfin, sa position d’auteur chez Mame pouvait lui offrir une certaine visibilité dans le milieu culturel français : c’est ainsi que Mame l’avait convié le 25 juin 1973 par télégramme à rencontrer Marshall McLuhan de passage à Paris (revenant de la XIIème Biennale internationale de l’Information au Touquet) lors d’une réception chez le Directeur Général de Mame, Claude Cartier-Bresson, quai Anatole France. Étaient présents à cette réception[7] Roland Barthes (et Cartier-Bresson tenta vainement d’initier un ouvrage commun de Barthes et McLuhan), Jean Duvignaud, Eugène Ionesco, Fred Forest, l’écrivain Guy Dumur, le sociologue belgo-canadien Derrick de Kerckhove qui traduisait, et le frère de l’hôte, Henri Cartier-Bresson. Flusser (qui se trouvait alors au Château de Salvert en Touraine, à deux ou trois heures de Paris) semblait désireux de cette rencontre, ayant demandé à Madame Doria de lui en téléphoner la date, mais, une fois avisé, il n’y alla pas ; il écrivit le 30 juin à Fred Forest : « J’étais invité pour me rencontrer avec McLuhan à Paris, mais je ne suis pas allé. (Je suis devenu trop comodiste.) » Le mot portugais « comodista » signifie « aimant son confort, aimant ses aises », mais aussi « fuyant devant les difficultés », voire « égoïste ». Une occasion manquée…

Pour finir, en mars 1977, Flusser entrera en contact avec Jean-Pierre Delarge, qui dirige les Éditions Universitaires et a donc repris le fonds Mame ; celui-ci lui répond que 93 exemplaires ont été vendus en 1975/76 et qu’il en reste environ 2000, et lui adresse un modeste chèque de 101,58 FF. Les derniers documents, entre juin et octobre 1977, concernent une tentative de Flusser de faire publier une traduction portugaise du livre au Brésil chez l’éditeur Nova Fronteira, mais elle n’aboutit pas non plus.

Conclusion

L’histoire de cette publication montre un Flusser, qui, non content de penser, d’écrire et d’enseigner, met en œuvre dès son arrivée en Europe une stratégie éditoriale très proactive, avec plasticité et obstination. Pour la réussite de son projet, il est persistant, systématique et (très) insistant ; il se révèle assez habile dans ce qu’on nommerait aujourd’hui le réseautage, connaître des gens influents et tenter d’échanger avec eux, non seulement sur le plan des idées, mais aussi en termes de faveurs réciproques (comme par exemple sa tentative de faire publier Ernesto Grassi par Mame en contrepartie de son introduction chez Rowohlt), mais jamais de manière brutale ou trop évidente, Flusser sait parfaitement être subtil en la matière. Il est aussi très actif pour contacter ou faire contacter des éditeurs étrangers, il demande à un certain moment un attaché de presse s’occupant spécialement de lui (lettre à Madame Doria du 12 septembre 1973). En même temps, il se montre étonnamment flexible, acceptant d’envoyer non seulement sa biographie, mais aussi, rareté pour lui, sa bibliographie (qui ne sera pas publiée) et des photographies de lui ; il accepte sans protester la suppression de l’essai sur les cannes, que Moles fera ensuite rétablir ; il trouve les dessins de Swann très bien (là aussi, Moles protestera, à juste titre) ; il ne se plaint pas de ce que son nom ait été mal orthographié. Il est flexible, rapide, réceptif, il se met en quatre pour plaire à ses éditeurs. Il propose ses services à Mame pour écrire des recensions de livres, pour nouer des contacts avec des éditeurs brésiliens. Forçant peut-être parfois sa nature, il fait tout ce qu’il peut pour que non seulement ce livre-ci soit publié, mais surtout pour établir un partenariat durable avec Mame, et il témoigne d’une résilience et d’une confiance en lui tout à fait remarquables. Tout juste pourrait-on déceler une forme de désillusion ou de lassitude quand il renonce à se rendre à la réception avec McLuhan.

Il est probable que cet échec a été assez difficile, voire humiliant, pour lui, même si son amertume s’est traduite de manière plutôt diffuse, ainsi avec ses fréquentes plaintes de ne pas pouvoir publier en France. L’enthousiasme du début à son arrivée en Europe, et en particulier les espoirs qu’il avait formulés lors de cette collaboration avec Mame, vont peu à peu s’étioler. D’autres difficultés de publication (il ne publiera de son vivant que deux autres opuscules en France) et d’autres événements malheureux (comme l’échec des Rencontres de Robion), alternant certes avec des succès qui l’enthousiasment (comme par exemple sa conférence à Arles en 1975), vont l’amener, après le succès de son premier livre allemand en 1983, à replacer tous ses espoirs sur l’Allemagne et à se résigner à être méconnu en France. On peut dès lors voir l’échec relatif de cette aventure avec Mame comme le premier de ses rendez-vous manqués avec la France.

Marc Lenot

Vous trouverez ici :
– un fac-similé du livre
– le premier et le second tapuscrit de la préface d’Abraham Moles
– les critiques du livre dans La Cité, La Nouvelle Revue Pédagogique et Le Livre Canadien
– un plan manuscrit du livre
– la liste des « hommages de l’auteur« 
et des fichiers de correspondance :
– avec Madame Anne Doria de Mame
– avec Madame Anne Doria après son départ de Mame
– avec Madame Catherine Gilbert (relations presse) de Mame
– avec Monsieur Chambard de Mame
– avec Monsieur Jean-Pierre Delage, repreneur de Mame
– avec les services administratifs de l’éditeur
– avec l’illustrateur Gordon Swann
– au sujet de l’édition canadienne
– au sujet du projet d’édition nord-américaine
– au sujet du projet d’édition brésilienne
– avec Abraham Moles
– avec Fred Forest
– avec la revue Cause Commune
– avec la revue CREE

Une version antérieure de cet essai a été publiée dans le nª 31 de Flusser Studies en juillet 2021.

Comme indiqué ci-dessus, la branche « laïque » de Mame a été cédée aux Éditions Universitaires, lesquelles n’existent plus. Nous n’avons pas été en mesure d’identifier si un autre éditeur détiendrait des droits sur ce livre. Si c’était le cas, qu’il nous contacte pour être reconnu.

[1] Cette lettre se trouve aux Archives Vilém Flusser (VFA), dans le dossier Cor_1_6-MV-3117_MILTON VARGAS I 1966-1977 1 OF 2 , consultable en ligne sur le site à accès restreint www.arquivovilemflussersp.com.br , où elle est visible pages 44-45.

[2] Voir, entre autres, Peter Mahr « Für eine Phänomenologie des Fernsehens I, II & III », Flusser Studies nº22, décembre 2016

[3] Lambert Wiesing,  « Fotografieren als phänomenologische Tätigkeit. Zur Husserl-Rezeption bei Flusser », Flusser Studies nº 10, novembre 2010

[4] Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolution, Chicago, U. of Chicago Press, 1970 [1ère édition 1962; 1ère traduction en français, Flammarion, 1982]

[5] Communication et langages, n°91, 1er trimestre 1992. pp. 112-114, citation page 114.

[6] Voir Bernardo & Guldin, O Homem sem Chão, op. cit., pages 142-144

[7] Gary Genosko, Undisciplined Theory, Newbury Park (Calif.), SAGE, 1998, p.167. Voir aussi Rodrigo Miranda Barbosa, Vilém Flusser e Marshall McLuhan: um debate sobre a Aldeia Global, communication au 43e Congresso Brasileiro de Ciências da Comunicação le 10 décembre 2020.

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