De Flusser1970 Réflexions Photographiques

1970 Réflexions Photographiques

Ce texte est la traduction de l’essai en portugais « Reflexões fotográficas », un des 17 chapitres du recueil Coisas que me cercam (Choses qui m’entourent) que Flusser présenta en 1970 au Fonds pour la Culture de l’Etat de São Paulo, mais qui ne fut pas publié.
Ayant par la suite eu l’opportunité de publier certains de ces textes en français grâce à Louis Bec, Flusser, jugeant alors sa connaissance du français insuffisante, réécrivit dix de ces essais en anglais ; ils furent alors traduits en français par deux traducteurs et publiés en 1973 (mais cet essai-ci ne fut pas inclus). Une version très différente de ce recueil (avec seulement deux des 17 essais originaux) fut publiée après le décès de Flusser à partir d’un tapuscrit allemand[1] sans inclure ce texte ; cette version allemande a été par la suite traduite en français.
Certains des essais de Coisas que me cercam furent publiés dans divers journaux[2], mais ce texte-ci n’a, sauf erreur, jamais été publié.

Cet essai est le premier écrit de Flusser sur la photographie, à une époque où il est très influencé par la phénoménologie ; il y présente l’appareil photographique comme un modèle de connaissance. Cet essai n’a, à notre connaissance, été mentionné jusqu’ici que par le chercheur brésilien Ricardo Mendes[3].

On date habituellement l’intérêt de Flusser pour la photographie du début des années 1980 (1981 : année de sa rencontre avec Andres Müller-Pohle au symposium du château Mickeln), mais ce texte et celui, tout aussi méconnu, d’Arles en 1975, montrent que, dès 1970, Flusser se penchait déjà sur la photographie.

Il y a trois versions très similaires de ce texte dans le dossier BOOKS 32_1-COISAS [2332]_COISAS QUE ME CERCAM aux archives Flusser sous les références :

  • [SEM REFERENCIA]_REFLEXÕES FOTOGRÁFICAS
  • 1-COISAS-05_2338_REFLEXÕES FOTOGRÁFICAS = APARELHOS FOTOGRÁFICOS A
  • 1-COISAS-05_2338_REFLEXÕES FOTOGRÁFICAS = APARELHOS FOTOGRÁFICOS B

On notera le double titre (de la main de Flusser sur le tapuscrit) « Aparelhos fotográficos » (Appareils photographiques).


[1] Dinge und Undinge. Phänomenologische Skizen, Carl Hanser, Munich, 1993

[2] Comentário, O Estado de São Paulo, Cause Commune, CRĖĖ Revue de Design et d’Environnement Contemporain, Main Currents of Modern Thoughts, Frankfurter Allgemeine Zeitung, …

[3] Ricardo Mendes, “Apontamentos para uma leitura sobre fotografia e filosofia na obra de Vilém Flusser”, Revista Studium, n°22, printemps 2005

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Il y a un curieux feedback entre l’homme et ses instruments. Les instruments sont des imitations de l’homme et l’homme en vient à imiter ses instruments. Par exemple, le levier est une imitation du bras humain, et les mouvements du bras en viennent à imiter les mouvements du levier. Autre exemple : l’ordinateur est une imitation de certaines fonctions du cerveau humain et ces fonctions en viennent à imiter les opérations de l’ordinateur. On peut formuler cela ainsi : l’homme se prend comme modèle dans l’élaboration des instruments et il prend les instruments comme modèles dans sa compréhension de lui-même. Ainsi par exemple l’homme des Lumières se voyait comme une machine et celui d’aujourd’hui se voit comme un ordinateur. Parmi les instruments, il en est un qui a servi de modèle pour notre compréhension de nous-mêmes au cours de l’histoire : le miroir. Prenant le miroir comme modèle, nous pouvons dire que les instruments se reflètent dans l’homme, et que l’homme se reflète dans les instruments. En utilisant une image de Wittgenstein, l’homme et les instruments sont comme deux miroirs accrochés à des murs opposés. D’où les termes « spéculation » et « réflexion » qui tous deux signifient « se réfléchir dans un miroir ». Par exemple, aussi bien les philosophies empiristes que les hégéliennes ou les marxistes sont des variations sur le modèle du miroir.

Donc, si le miroir est un modèle épistémologique consacré par l’histoire, l’appareil photographique[1] en est un autre, bien plus récent et par conséquent bien moins exploré, alors que, en tant que modèle, il a déjà pénétré, plus ou moins inconsciemment, beaucoup de textes épistémologiques. Prenons par exemple le terme ‘focus ». L’appareil photographique est un modèle épistémologique parce qu’il n’est lui-même qu’une variation élaborée du thème « miroir ». Il apparaît comme le résultat d’un stade avancé du processus de feedback entre l’homme et le miroir. L’homme peut se comprendre en prenant l’appareil photographique comme modèle, parce que l’appareil est le résultat d’un processus dans lequel l’homme a cherché à se comprendre en prenant le miroir comme modèle. (Quiconque a lu la phrase précédente avec attention a dû être sujet à ce vertige caractéristique – qu’on appelle « philosophique » – qui accompagne toute tentative de l’homme de se comprendre lui-même). L’objectif de ces considérations est d’explorer un peu les possibilités de l’appareil photographique comme modèle de connaissance.

On peut le décrire comme une imitation de l’œil humain, une imitation passant par le crible du miroir (dans le sens où on regarde l’œil comme un miroir), par le crible d’une théorie optique (dans le sens où le miroir est conçu comme un phénomène accessible aux méthodes de l’optique), ou comme un instrument qui vise deux buts : augmenter l’efficacité de la vision oculaire et rendre cette vision plus permanente (on peut définir ces deux buts de l’appareil photographique comme des finalités épistémologiques, et l’appareil lui-même comme un instrument de connaissance). En voici la description : des rayons lumineux émis par les objets circonvenant l’appareil sont projetés via une lentille, nommée « objectif », sur une couche sensibilisée chimiquement aux rayons lumineux. Les processus chimiques engendrés par les rayons sur cette couche résultent en une image inversée des objets émetteurs des rayons, en un « négatif ». Copiant cette image en la renversant, nous obtenons une imitation des objets émetteurs, une photographie, un « positif ». La « fidélité » de l’imitation dépend de plusieurs facteurs, dont en particulier la distance entre l’appareil et l’objet, la luminosité des entours de l’appareil et les propriétés spécifiques de la couche sensible et de la lentille. Cette description est très simplificatrice (et même simpliste) et ne rend pas compte de toutes les modalités de la photographie. Mais pour l’instant elle suffit pour la démonstration de cet article. Elle suffit et, de fait, elle est peut-être déjà trop complexe, car elle montre que l’appareil photographique en tant que modèle de connaissance propose comme but la fidélité (c’est-à-dire la connaissance objective) et en même temps rend son propre but problématique.

Renonçons aux prémisses ontologiques, très questionnables, sur lesquelles repose l’appareil en tant qu’instrument de connaissance, par exemple la prémisse que les objets émetteurs de rayons sont, en quelque sorte, comme les rayons qu’ils émettent, et que donc capter les rayons est, en quelque sorte, la même chose que capter les objets. Ou la prémisse que l’appareil (qui est lui-même un objet, puisque lui-même peut être photographié) a une relation privilégiée avec les objets, puisqu’il peut les photographier. Renonçons à ces prémisses et à d’autres graves difficultés, et tentons d’analyser de manière phénoménologique comment fonctionne l’appareil. De deux choses l’une : ou bien il reste fixe dans son alentour, ou bien il se déplace entre les objets qui l’entourent. Dans le premier cas, nous pouvons dire qu’il assume un point de vue unique, dans le second, qu’il change continuellement de point de vue. Cette mobilité ou non de l’appareil par rapport aux objets est antérieur au mouvement ou non des objets par rapport à l’appareil. Le « temps » de l’appareil est antérieur au « temps » du monde objectif, et il va être difficile de distinguer ces deux « temps » dans la photographie qui, d’une certaine manière, reproduit les deux. Voici le premier aspect du problème de « l’objectivité ».

Quand il est fixe ou quand il est en mouvement, l’appareil fait des photographies. Elles sont donc des segments représentant des morceaux des alentours de l’appareil, des instants circonstanciels et des fragments. La caméra cinématographique, développement de l’appareil photographique, organise les photographies en séquences qui cherchent à dépasser le caractère fragmentaire et instantané des prises de vue. Mais le principe est le même, puisque les photographies « stricto sensu » peuvent aussi être organisées en séries qui représentent des segments plus étendus d’espace et de temps (par exemple dans des collages du type « la surface de la Lune »). Mais le caractère fragmentaire des prises de vue persiste structurellement dans les tentatives de reconstructions des totalités/ensembles par collage. Cette différence/divergence entre le caractère quantique des prises de vue de l’appareil photographique et le caractère supposé continu de l’alentour objectif est un autre aspect du problème « objectivité ». Et cette différence illustre simplement un problème de connaissance découvert depuis longtemps : par exemple le fait que l’arithmétique (structurellement quantique) et la géométrie (de caractère structurellement continu) sont incompatibles.

Le point de vue assumé par l’appareil photographique (qu’il soit fixe ou mobile) peut être très près de l’objet (« close ») ou relativement éloigné de lui (« vision panoramique »), mais dans tous les cas, il exige une distance de l’objet. La représentation photographique dépend donc principalement du point de vue depuis lequel l’objet a été focussé, qui est toujours un point de distanciation. Des points de vue éloignés, généraux et, dans ce sens, « philosophiques » vont représenter un objet dans son contexte et perdre ses aspects spécifiques. Dans ce sens, ce sont des abstractions. Des points de vue proches, détaillés et, dans ce sens, « scientifiques » vont représenter des parcelles de l’objet et perdre son aspect global, et encore plus sa situation dans son contexte. Ce sont des abstractions dans ce second sens. L’appareil photographique, étant un œil perfectionné, peut assumer des points de vue impossibles pour l’œil, et résulter dans des visions plus générales ou plus détaillées, mais va conserver son caractère abstrait. Il est possible d’organiser les prises de vue en séries détaillées permettant une vision généralisée, mais ce type de collage subit le destin des collages, déjà mentionné : la structure de collage subsiste dans la photographie. Le continu n’est pas la somme des quantums, et le tout n’est pas la somme des détails. Le caractère abstrait, inhérent à toute prise depuis un point de vue, est un aspect supplémentaire du problème « objectivité ».

En règle générale, les objets n’émettent pas de lumière propre, mais ils reflètent la lumière d’une source externe. L’appareil photographique peut s’assumer comme source de lumière (avec des « flashes » ou des réflecteurs) et dans ce cas il reproduira sa propre lumière dans les photographies, telle qu’elle a été reflétée par les objets. Nous pouvons appeler cet appareil photographique « kantien ». Et il peut accepter les sources lumineuses existantes dans son alentour comme des « données », et dans ce cas il reproduira dans les photographies la lumière des sources données telle que reflétée par les objets. Mais les sources lumineuses « données » doivent être, de toute manière, adéquates pour l’appareil photographique, puisqu’il ne peut pas fonctionner dans n’importe quelle situation d’illumination de l’environnement. De sorte que les sources lumineuses ne sont pas exactement « données », mais choisies entre diverses données. Nous pouvons appeler cet appareil photographique « pseudo-kantien ». Dans tous les cas, les objets représentés dans la photographie apparaissent dans la lumière donnée ou choisie par l’appareil photographique et il n’est pas exagéré de dire que dans ce sens ce sont des objets reflets de l’appareil photographique lui-même ou d’un de ses choix. Puisque, pour l’appareil photographique, les objets sont des émetteurs de rayons et rien de plus, ce fait fondamental est un aspect supplémentaire du problème « objectivité ». Les cas spéciaux seraient les objets qui émettent eux-mêmes de la lumière (les lampes, les étoiles) qui peut-être échappent à ce problème. Il serait peut-être possible de dire que ces objets sont représentés « en soi » dans les photographies. Qu’un kantien analyse cet aspect de l’appareil photographique comme modèle de connaissance : il trouvera sans aucun doute une solution/sortie.

La lentille de l’appareil photographique et la couche sensible du film manipulent/traitent les rayons émis par l’objet. L’appareil photographique est de fait un appareil qui traite les rayons. De sorte que la photographie reproduit les rayons manipulés et traités, c’est-à-dire modifiés. Ce n’est pas un défaut de l’appareil photographique, mais au contraire sa « vertu ». En vertu du processing des rayons par l’appareil photographique, les reproductions photographiques sont possibles. Que des reproductions soient possibles en vertu de la manipulation de l’objet à capter (dans ce cas les rayons) est un autre problème de « l’objectivité ».

Les points de vue peuvent être modifiés e multipliés. Et il est possible de photographier les points de vue eux-mêmes (les appareils photographiques pendant qu’ils photographient, avec ce qu’ils photographient). On peut faire varier la lumière et il est possible de se photographier dans le « même » environnement sous diverses lumières (par exemple, infra-rouge et ultra-violet). Et le « même » environnement peut être photographié avec divers appareils photographiques de divers constructeurs, successivement ou simultanément. Ces efforts en faveur de multiples points de vue et en faveur de points de vue se transcendant les uns les autres résultent en tout autant de photographies. Il est possible de photographier des photographies et il est possible de photographier ces photographies en combinant divers points de vue et en combinant photographies et objets photographiés. Ces efforts au profit de la traduction, et de la retraduction vers l’original résultent en tout autant de photographies. Dire que ces efforts résultent en davantage d’objectivité n’a guère de sens. La dialectique ne fonctionne pas bien dans le champ de la photographie ; Et voilà un autre aspect du problème « objectivité ».

C’est clair, l’appareil photographique ne projette pas les objets qu’il photographie ; Et c’est tout aussi clair : les photographies ne sont pas des reproductions objectives des objets. La reproduction est le résultat de l’interaction entre l’objet et l’appareil photographique et l’élément « appareil photographique » est un élément au moins aussi essentiel de la reproduction que l’élément « objet ». L’appareil photographique comme modèle de connaissance est hostile à toute tentative de réalisme et d’idéalisme.

L’appareil photographique est en général opéré par un homme. Pas nécessairement, comme par exemple les appareils photographiques installés dans des satellites ou dans certains instruments de recherche physiologique ou autre. Nous pouvons parfaitement imaginer des appareils photographiques auto-opérateurs, dans lesquels l’homme en tant que programmateur s’est évanoui au-delà de l’horizon. Mais cette possibilité d’élimination de l’homme n’augmente en rien l’objectivité de la photographie. Il semble que le manque d’objectivité est inhérent à toute tentative de reproduire (de « comprendre »), qu’elle soit humaine ou pas. Et c’est peut-être là la leçon fondamentale que l’appareil photographique donne en tant que modèle de connaissance.

L’appareil photographique est un instrument qui vise à l’objectivité. L’ « objectivité excessive » des photographies est, en effet, un des arguments fréquemment soulevés contre elles, d’où les retouches. Mais l’appareil photographique démontre, au contraire, que l’objectivité est un but inatteignable. Et peut-être indésirable. Si les appareils photographiques ne réussissent même pas à saisir la platitude monumentale de la « connaissance objective », nous pouvons légitimement espérer, nous pauvres humains pour qui l’appareil photographique est un modèle inaccessible, que nous serons, pour toujours, dispensés d’objectivité.


[1] Dans ce texte Flusser utilise systématiquement le mot « maquina fotográfica », machine photographique, et non pas le terme « aparelho fotográfico », appareil photographique (excepté dans le titre alternatif, sans doute plus tardif). Le mot « aparelho » apparaît une seule fois dans le texte, au début du 8ème paragraphe, et, alors, de manière révélatrice, avec le sens de apparatus : « A maquina é, com efeito, um aparelho que processa raios » « la machine /appareil (photographique) est, de fait, un appareil/apparatus qui traite des rayons »

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