1975 Lettre à Milton Vargas

Flusser a entretenu une correspondance très importante avec son ami le philosophe (et ingénieur électricien) Milton Vargas (8 dossiers aux Archives Flusser, 900 pages de 1966 à sa mort).
Cette lettre est incluse ici pour deux raisons :

• Elle est écrite « à chaud » après sa présentation aux Rencontres d’Arles le 16 juillet dans le colloque « Art, photographie et philosophie », et traduit donc toute l’excitation de Flusser à ce moment : les conférences futures qu’on lui propose, les discussions qu’il a, les rencontres qu’il fait (il cite Karsh, Smith, Bunnell, Clergue), et les concepts qu’il commence à formuler, en particulier en comparant philosophie et photographie.
• Elle témoigne aussi du foisonnement tous azimuts de la pensée de Flusser dans un échange informel avec un ami et pair, foisonnement qui le rend difficile à suivre, tant dans le fond que dans le style. Comme il le dit à la fin « Vois si tu vas découvrir du sens dans tout ça ».

Cette lettre se trouve aux Archives Flusser, pages 31-32 du dossier Cor_2_6-MV-3117_MILTON VARGAS I 1966-1977 2 OF 2

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Peypin d’Aigues
20 juillet 1975

Mon cher ami Milton, comme promis, mais aussi pour ordonner la confusion dont je suis victime, voici un nouveau compte-rendu : Imperceptiblement , j’ai glissé dans le tourbillon des événements « culturels » qui menace de m’aspirer. J’ai participé la semaine passée à un Colloque International sur la Photographie à Arles, dans lequel j’ai parlé du geste de photographier, et le résultat fut inespéré : une bombe. Je me suis trouvé au centre de la discussion, avec des invitations pour Ottawa[1] (Institut de Communication), Vienne (Brücke), Vancouver (les Nations Unies sur l’environnement), Zurich, etc. En même temps j’ai été invité à diriger des activités culturelles « dans la rue[2] » à Aix et dans d’autres villes provençales pendant l’hiver. Cette semaine je dois parler à Villeneuve-lès-Avignon au Spectacle sous chapiteaux et dans la rue sur le geste comme expression de liberté, chose qui certainement aura aussi des conséquences, puisqu’il s’agit de la première fois que le cirque (clown, corde raide, etc.) sera analysé en public de manière philosophique et communicologique (vous imaginez : Nietzsche, danser sa vie[3], Reich, Marcuse, etc.). Je crois que je dois d’abord essayer de digérer ce que j’ai appris, avant de m’engager, et c’est le but de cette lettre. Je vais donner quelques exemples[4].

Le problème de la couleur : Pourquoi les photographes amateurs se soumettent-ils au goût de M. Kodak, mais ceux qui sont conscients utilisent le noir et blanc ? La couleur serait « conventionnelle » et le noir et blanc « originel[5] » ? Pourquoi les statues grecques, lavées par la pluie, sont-elles « eidétiques » et celles qui ont encore conservé de la couleur « primitives » ?
La couleur serait-elle la subjectivité conventionnelle à l’intérieur de l’objectivité fonctionnelle (rationnelle, formelle) et ce serait l’antithèse de la thèse « forme » ? Et ça aussi : les pigments à Lascaux et à Altamira étaient là pour être palpés, pas pour être vus. La lecture tactile des couleurs (Helen Keller[6]).

Imagination : Les Anciens étaient entourés de statues en trois dimensions, les Médiévaux de chapiteaux et de fenêtres, les Modernes de tableaux peints et de livres unidimensionnels, et nous d’affiches et de revues illustrées de photographies, de films et de télévision. Ces surfaces photographiques (une espèce d’impression de l’espace-temps sur les murs des cinémas, sur le papier et les écrans de téléviseurs) sont notre médiation avec ladite réalité.

Interprétation : Yousuf Karsh[7] fait des portraits de gens fameux, Khrouchtchev apparaît comme un porc vorace, Paul VI comme l’hypocrisie, Einstein comme la bonté, Kennedy comme l’imagination, Sibelius comme le masque, Jung comme le mensonge, De Gaulle comme la pose, Salk comme l’engagement, Cocteau comme le geste, Sartre comme le clown, Jean XXIII comme la paternité. Que s’est-il passé ? Et comment interpréter une image interprétative ?

Photographie et philosophie : Les deux sont des méthodes de doute méthodique (recherche de point de vue pour obtenir une image = idée) et les deux sont réflexives (le miroir dans l’appareil photo). Ce sont des gestes de quête et de décision hypothétique.

Machine : Dans l’usine automobile, la machine s’approprie l’homme ; en photographiant, bien qu’une machine conditionne l’homme, en même temps elle le réalise. Le marxisme serait la méthode pour transformer toutes les machines en appareils photographiques ? Ça serait ça, la liberté et la désaliénation ?

Clown : Serait-il l’anti-acteur ? Chaplin serait l’homme du futur ? Serait-il le descendant du bouffon de cour ou serait-il un pur bouffon ? Pourquoi le clown est-il rond et pourquoi pas [illisible] dans ses vêtements ? « Malaise dans la culture » ? Ou est-ce qu’il sera à son aise n’importe où ? Qui est le clown blanc : vénitien ou camusien ? Pourquoi ne se fait-il pas mal quand il saute dans une piscine vide ? Est-il négation (contestation) ou succès (ironie) ?

Renommée : Définition de Karsh : l’homme fameux est connu par plus de gens qu’il n’en connaît. La limite, c’est Dieu : connu de tous et les ignorant tous.

Sauvetage : Définition d’Eugene Smith : l’éternisation par la diapositive, parce que la transparence [est] permanente. Sauvetage, donc forme d’indignité. Antithèse du sauvetage : la dianégative.

Vision processuelle (historique) et vision quantique (formelle) : Le film est une historicisation du quantum par le trompe-l’œil, puisque l’œil ne distingue pas les photographies individuelles. (L’histoire est donc une projection trompeuse de formes). La photographie est une congélation trompeuse de formes à 4 dimensions. (La forme est donc une synchronisation trompeuse d’événements).

Impossibilité du suicide : Quand on appuie sur le bouton de l’appareil photo (ou de la Bombe, ou du revolver), la machine se met à fonctionner automatiquement. La liberté cesse une fois la décision prise.

Hyperréalisme : Subjectivisme total à l’intérieur de l’objectivité totale. Antithèse : action painting[8]. Objectivité totale à l’intérieur du subjectivisme total.

Amérique versus Europe : Définition de Cergue[9] : Les photographies européennes sont admirables, les américaines sont épatantes. Et le Japon est un boomerang qui vient de nous frapper.

Occident versus Orient : Nous réfléchissons pour photographier, les Japonais l’inverse.

Monde réel : Définition de Peter Bunnell[10] : Nous avons appris que les objets n’existaient pas, et c’est là l’os que nous sommes encore en train de ronger.

Progrès : Dans beaucoup d’espèces d’insectes, la larve est plus évoluée et mieux « adaptée » que l’adulte, mais c’est l’adulte qui pond les œufs d’où naîtra la larve.

Lecture : la différence entre le signifié de la télévision et celui de la photographie est dans le temps de lecture. Signifié relativement à la fonction du temps disponible.  Donc : « Wer keine Zeit hat den hat sie [11]» (Heidegger).

Fonction politique de l’orgasme : la Vénus anadyomène (et la callipyge) dans les nus de [Clergue] est l’orgasme géniteur de la polis. Anti-reichisme ? et pourquoi Reich occupe-t-il actuellement les pensées ? Freud ne se base donc ni sur Jung, ni sur Piaget mais sur « make love not war[12] » ? Serait-ce que, au contraire de Jung et de Piaget, nous cherchons à être fous pour « guérir » le monde ? L’aliénation comme révolution ? Serait-ce cela, « l’imagination au pouvoir » ? Et Freud serait-il, indubitablement, le « grand réveille-matin », réellement marxisable ? Ou mieux : est-ce que Marx serait freudisable, pour être sauvé du grand orgasme qui se prépare ? Tu vois, cher ami, une confusion totale. Je pourrais continuer pendant des pages et des heures. J’arrête, pour te laisser reprendre souffle. Des barrages, des puits de pétrole, de l’hydrogène, etc. ? Oui, mais seulement quand ils mènent à l’orgasme (le tien et celui des métis) ? Ou est-ce que ce seront nécessairement des formes d’éjaculation précoce ? Un psychologue marseillais : le pénis placide est le motif du progrès. Le vagin est toujours puissant : women’s lib[13] est la libération du progrès. Thèse : des généraux. Antithèse : des lesbiennes. Synthèse : le clown ?

Vois si tu vas découvrir du sens dans tout ça. Mes bons souvenirs et à septembre.

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[1] Cette invitation vient probablement d’Alain Desvergnes, qui a participé au même colloque et est alors à l’Université d’Ottawa. Quelques années plus tard, Desvergnes va inviter Flusser à l’Ecole Nationale de photographie, qu’il dirige depuis sa création.

[2] Les mots mis en italique dans ce texte sont en français dans la lettre originale.

[3] Sans doute une référence au livre de Roger Garaudy, Danser sa vie, Seuil, Paris, 1973, préface de Maurice Béjart : le livre d’un philosophe sur la danse.

[4] Le texte est tapé d’une seule traite, sans paragraphes ; nous l’avons aéré en allant à la ligne avec chaque terme souligné par Flusser

[5] Flusser a écrit « dado », donné.

[6] Auteure et militante américaine, aveugle et sourde.

[7] Photographe canadien que Flusser a aussi mentionné dans sa conférence quelques jours plus tôt (voir la transcription dans Le nouveau photocinéma)

[8] En anglais dans le texte original

[9] Probablement Lucien Clergue, photographe directeur des Rencontres d’Arles.

[10] Historien américain de la photographie, qui a aussi participé au colloque « Art, photographie et philosophie ».

[11] En allemand dans le texte original. « Celui qui n’a pas le temps, c’est le temps qui l’a ».

[12] En anglais dans le texte original

[13] idem