De Flusser1983 Le futur et la culture de l’image

1983 Le futur et la culture de l’image

Flusser a été invité par l’Association Diffusion des Arts Plastiques de Lavaur à des Rencontres d’Albi du 2 au 8 décembre 1982 sur le thème « Technologies du Futur / Futur de la Culture »[1]. Il a rédigé une note préparatoire en français, titrée « La société post-industrielle et l’image technique » et, sous le même titre, un essai en préparation de sa conférence.
Il fit le 3 décembre une communication orale titrée « Culture du futur et futur de la culture », dont nous n’avons pas retrouvé le texte final, puis il rédigea cet essai sur le même thème pour la revue IRIS.

Cet essai est donc paru en portugais sous le titre « O Futuro e a Cultura da Imagem » dans la revue brésilienne de photographie IRIS, n°387, mars 1983, page 8 (rubrique Fotopinião).
Le tapuscrit et la version publiée sont quasi identiques, au titre près (« Les Rencontres d’Albi » pour le tapuscrit).

Une autre version de ce texte sous le titre  « A Imagem do Cachorro morderá no Futuro ? » (L’image du chiot mordra-t-elle dans le futur ?) a été publiée par la revue brésilienne Paginas Negras dans son nº11 du 19 novembre 1997. Cette version n’est pas dans les Archives Flusser mais se trouve sur ce site et sur celui-ci. À part le titre, les deux versions sont identiques, excepté quelques détails de mise en page et d’orthographe.

Référence du tapuscrit sous le titre « Os Encontros de Albi » (Les Rencontres d’Albi) aux Archives Flusser  M9-IRIS-03_311_OS ENCONTROS DE ALBI dans le dossier ESSAYS 14_PORTUGUESE-O, pages 152-153.
La référence de l’article publié aux Archives Flusser est M9-IRIS-03_311_O FUTURO E A CULTURA DA IMAGEM dans le dossier M9_327_CAVALO AZUL-2173_IRIS, page 49.


[1] Lettre page 75 du dossier Con_4_FRENCH_4 of 4

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Dans la cité des Albigeois et de Toulouse-Lautrec se sont réunis, du 2 au 8 décembre, des ingénieurs, des artistes, des économistes, des sociologues et des penseurs pour discuter du « futur de la culture ». Aussi divergents que furent les points de vue, il y eut un consensus sur un des aspects les plus fondamentaux du problème : la culture du futur sera une culture de l’image. Plus on avançait dans les discussions, plus la réflexion se concentrait sur la fonction de l’image dans la société post-industrielle future. Cela s’est traduit dans la question suivante : « l’image du chiot mordra-t-elle dans le futur ? » Pour illustrer cette question, on a montré des hologrammes, des jeux électroniques, des photographes électroniques synthétisables par les récepteurs et des images d’objets « impossibles » projetées par des ordinateurs. Dans cet article, je ne veux considérer qu’un seul des paramètres de cette révolution des images par laquelle nous passons : celui du transfert de l’intérêt existentiel du monde concret vers l’image. Et je vais restreindre encore plus ces considérations, en les concentrant sur les seules photographies.

Tant que les photographies ne sont pas encore électro-magnétiques, elles sont des surfaces immobiles et muettes dont le support matériel est du papier ou une substance similaire. De par leur matérialité provisoire, les photographies sont assimilées aux images traditionnelles, dont le support est le mur de la caverne, du tombeau étrusque, le verre de la fenêtre ou la toile. Mais la photographie se distingue des images traditionnelles par deux caractéristiques  (1) elle est produite par un appareil et (2) elle est duplicable. C’est cette seconde différence qui est intéressante pour les considérations proposées ici. Parce qu’elle a des conséquences profondes pour la future manière d’être de l’homme et de la société. Les photographies sont des surfaces qui peuvent être transférées d’un support à un autre, ou être décollées (comme les décalcomanies). La surface n’est pas déposée de manière ferme sur le support, comme c’est le cas des peintures sur les parois des cavernes ou sur la toile. C’est come si la surface photographique méprisait son support et était libre de changer de support : elle peut aller sur un journal, sur une revue, sur une affiche, sur une boîte de conserve. C’est bien ce mépris du support matériel qui caractérise le monde futur des images.

La surface de la photographie, c’est l’image, c’est-à-dire un système de symboles bi-dimensionnels qui signifient des scènes. Là est la « valeur » de toute image : qu’elle serve de carte pour s’orienter dans le monde des scènes, de modèle esthétique, éthique et épistémologique de ce monde, qu’elle informe. Mais dans les images traditionnelles l’information est fermement imprégnée dans l’objet qui est son support ; de ce fait les images traditionnelles ont de la valeur en tant qu’objets. Dans la photographie, l’information méprise son propre support et de ce fait la photographie a une valeur méprisable en tant qu’objet. Sa valeur est concentrée dans l’information elle-même. L’aspect « objectif » de la photographie n’a pas d’intérêt ; ce qui est intéressant, c’est son aspect « informatif ». Vouloir posséder une photographie d’une scène de guerre n’a pas de sens ; ce qui a du sens, c’est de vouloir voir la photographie pour obtenir des informations sur cet événement. Le concept de « propriété » est vide dans le champ de la photographie, tout comme les concepts de « juste distribution » et de « production » de la propriété. La société « informatique » sera une société dans laquelle ces concepts seront dépassés.

Toutefois cette décadence de l’objet et cette émergence de l’information en tant que « siège de la valeur » ne traduisent pas en eux-mêmes la révolution par laquelle nous passons. Reprenons comme exemple la photographie de la scène de guerre. Comme toute image, la photographie « signifie » une scène, c’est-à-dire elle se substitue symboliquement à elle. De sorte que qui saura déchiffrer la photographie pourra voir « à travers » elle sa signification. Il semble donc qu’il y ait une relation univoque entre l’univers des photographies et l’univers du « monde dehors » : l’univers des photographies est « signifiant », le monde des scènes est « signifié ». Mais en fait cette relation est équivoque : la photographie de la scène de guerre peut être le « signifié » de l’événement photographique. L’événement peut avoir eu lieu afin d’être photographié. Et même si ce ne fut pas le cas, même si l’événement a eu lieu indépendamment de l’acte photographique, la photographie peut fonctionner comme un « signifié » : pour le lecteur du journal du matin, la photographie de scène de guerre devient le « signifié » de la guerre, et cet événement réel devient un simple prétexte à photographie. En d’autres termes, pour le récepteur de l’image, le vecteur de signification est inversé et l’univers des images devient la « réalité ».

La société « informatique » sera une société où les valeurs et la réalité, le « devoir être » et l’ « être » résideront dans l’univers des images. Une société qui vivra, sentira, s’émouvra,  pensera, souffrira e agira en fonction des films, de la télévision, des vidéos, des jeux électroniques et de la photographie. Dans cette société, le pouvoir aura été transféré des « propriétaires » d’objets (matières premières, énergies, machines) aux détenteurs et producteurs d’information, aux « programmateurs ». Ce sera un « impérialisme informatique et post-industriel ». Et le Japon, cette société manquant de ressources énergétiques et de matières premières en est déjà un exemple.

La décadence du monde « objectif » en tant que siège de la valeur et du réel, et l’émergence du monde symbolique en tant que centre de l’intérêt existentiel est déjà observable dans le champ de la photographie. Dans ce champ, le pouvoir est détenu par les programmateurs des appareils. Il s’agit d’un pouvoir hiérarchisé et déshumanisant. Le photographe exerce son pouvoir sur le récepteur de son message, parce qu’il lui impose un certain modèle de vie, de valeur et de savoir. La caméra exerce son pouvoir sur le photographe, en structurant son geste de photographier et en limitants son action aux possibilités programmées dans l’appareil. L’industrie photographique exerce son pouvoir sur la caméra, en la programmant. L’appareil industriel, administratif, politique, économique et idéologique exerce son pouvoir sur l’industrie photographique, en la programmant. Et tous ces appareils géants sont, à chaque fois programmés pour programmer. Si nous analysons, prudemment, n’importe quelle photographie individuelle, nous pourrons dès maintenant vérifier comment fonctionnera la culture des images.

Et cela nous permet de répondre affirmativement à la question d’Albi « l’image du chiot mordra-t-elle dans le futur ? ». Elle mordra dans le sens de modeler l’action et l’expérience la plus intime de l’homme futur.

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