De Flusser1983 De la démocratisation de l’image

1983 De la démocratisation de l’image

Cet essai est paru en portugais, sous le titre « Da democratização da fotografia » dans la revue brésilienne de photographie IRIS, n°359, mai 1983, p.8 (rubrique Fotopinião).

Il n’a, à notre connaissance, pas été publié ailleurs, ni n’a été réécrit par Flusser dans d’autres langues, ni n’a été traduit.

Référence du tapuscrit aux archives Flusser : M9-IRIS-04_312_A DEMOCRATIZACAO DA FOTOGRAFIA dans le dossier ESSAYS 5_PORTUGUESE-D_DA, pages 183-184.
L’article publié a la même cote, mais dans le dossier M9_327_CAVALO AZUL_2173_IRIS, page 49.
Les différences entre tapuscrit et article publié sont négligeables.

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Les appareils photographiques sont achetés par des personnes programmées à faire cet achat par les appareils de publicité. Un appareil photographique ainsi acquis sera du « dernier modèle » : plus petit, moins cher, plus automatisé et plus efficace que les modèles précédents. L’amélioration progressive des modèles d’appareils photographiques est due au feedback qui alimente l’industrie photographique : les photographes amateurs qui ont été programmés pour photographier se comportent d’une manière qui rétro-alimente l’industrie photographique. Cette industrie apprend automatiquement à reprogrammer ses programmes grâce à l’information qui lui est fournie par le comportement des photographes amateurs, et par la presse spécialisée, qui fournit constamment à l’industrie des « tests » pour analyser ce comportement. Ceci est donc caractéristique de la démocratie post-industrielle en général : les appareils se perfectionnent progressivement grâce au feedback social et la société fonctionne comme un fonctionnaire des appareils.

L’appareil photographique, bien que basé sur des principes scientifiques et techniques complexes, est d’un maniement facile. C’est un jouet structurellement complexe, mais fonctionnellement simple. De ce point de vue, l’appareil photographique est le contraire du jeu d’échecs, qui est structurellement simple mais fonctionnellement complexe : bien que sa structure et ses règles soient simples, il est très difficile de bien jouer aux échecs. Celui qui dispose d’un appareil photographique du « dernier modèle » peut faire des photographies excellentes sans avoir la moindre idée des processus complexes qui se mettent en action quand il appuie sur le bouton adéquat. L’appareil photographique est une « boîte noire ».

Le photographe amateur se distingue du photographe conscient en ce qu’il est enchanté par la complexité structurelle de son jouet. L’opacité de l’appareil, son automaticité impénétrable l’enthousiasme et l’enivre. A la différence du photographe conscient, il ne cherche pas à obliger l’appareil à faire des choses non programmées, mais il recherche au contraire des appareils avec des programmes toujours plus automatisés. Les clubs de photographie sont des lieux où on s’enivre de la complexité des appareils, des lieux de « trips », des lieux où les drogués se rencontrent.

L’appareil photographique exige que son possesseur (qui est en fait possédé par son appareil) l’ouvre constamment. Cette photomanie de l’éternel retour d’images toujours identiques ou très similaires, cette redondance au cube conduit à une situation où le photographe se sent aveugle sans appareil. Désormais le photographe ne pourra plus regarder le monde, sinon à travers l’appareil et il ne percevra désormais le monde qu’à travers les catégories programmées dans l’appareil. Sa vision du monde sera programmée, indépendamment de sa position individuelle, sociale, culturelle ou géographique. Tous les photographes amateurs du monde entier auront al même vision du monde. « Culture de masse ». C’est ça, la démocratie post-industrielle.

Le résultat est le torrent de photographies qui nous inonde. Ces photographies forment la mémoire géante des appareils, l’entrepôt colossal du fonctionnement automatique. C’est une erreur fatidique que de considérer un album d’un photographe amateur comme si c’était un entrepôt de choses vécues, de savoirs ou de valeurs d’une personne individuelle. En réalité, l’album est une documentation de certaines des potentialités d’un appareil qui se sont réalisées automatiquement. Par exemple, un voyage en Europe ainsi photographié documente les lieux par lesquels est passé l’appareil, et les gestes du photographe que l’appareil a provoqués dans ces lieux. La culture démocratique des images, telle qu’elle va se construire autour de nous, est, dans son ensemble, une mémoire « éternelle » des appareils.

Aujourd’hui tout le monde possède un appareil photographique et sait faire des photographies. De même que tout le monde a appris à écrire et sait faire des textes. Qui sait écrire sait aussi lire des textes. Ceci parce que, en apprenant à lire, on apprend aussi les règles de la grammaire et de l’orthographe. Mais qui sait faire des photographies ne sait pas nécessairement les lire. Ceci parce qu’il n’a pas appris les règles, mais seulement des modes d’emploi de plus en plus simples. Aussi le photographe amateur est-il photographiquement illettré. Il croit que l’appareil fait automatiquement des photographies de la manière suivante : des rayons sont réfléchis par le monde, ils entrent dans le trou « input » de l’appareil et ils sortent par le trou « output » sous forme de photographie. Il croit donc que les photographies sont des images objectives du monde. Il ignore tout le processus codificateur qui se passe à l’intérieur de l’appareil. Il ne sait donc pas que les photographies, comme toutes les images, sont des symboles convenus. Il ne sait pas déchiffrer les photographies que lui-même a produites. La démocratisation de la photographie a rendu plus difficile le déchiffrage des photographies : comme toute le monde sait en faire, tout le monde croit qu’elles n’ont pas besoin d’être déchiffrées. La démocratisation post-industrielle entraîne, de manière générale, la perte du sens critique, car elle fait en sorte que tout le monde pense être un « participant actif ».

Les photographies produites de cette manière démocratique sont des objets d’une valeur négligeable. Ce sont des feuillets qu’on peut reproduire et ils peuvent être manipulés comme des feuillets : découpés, froissés, déchirés, jetés à la poubelle. Ceci crée l’impression qu’on peut faire ce qu’on veut des photographies. On peut les mépriser. En réalité, en fait, ce sont les photographies qui manipulent les gens. Les gens se comportent en fonction des photographies parce qu’ils vivent, connaissent et apprécient le monde, en bonne partie, par l’intermédiaire des photographies. Cela donc caractérise la démocratie post-industrielle en général : les gens croient pouvoir mépriser les appareils et leurs produits, puisque tout le monde possède des appareils et puisque leurs produits sont d’une valeur négligeable, et de ce fait, les appareils et leurs produits peuvent manipuler les gens de manière toujours plus efficace.

En conclusion : la démocratisation de la photographie sert de modèle à la démocratie du futur.

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