De Flusser1979 Maintenant, apprenez à lire la télévision, la photographie …

1979 Maintenant, apprenez à lire la télévision, la photographie …

Cet article est paru dans la revue brésilienne Especial, n°1, décembre 1979, pages 50-55. Il est illustré de trois portraits de Flusser et de divers dessins (appareil photo, stylo, ciseaux, …). Outre le texte principal, il comprend deux encarts, pages 53 et 54, reproduits ici à sa suite. La brève notice biographie de Flusser à la fin de l’article dit qu’il est professeur de Philosophie et de Communication, qu’il aime le cinéma et jouer au Solitaire, et qu’il est l’auteur de « L’Histoire du Diable ».

Référence aux Archives Flusser : M10-ESPEC-01_357_ORA, APRENDA A LER TELEVISAO, FOTOGRAFIA, pages 49 et 51-57 dans le dossier M10_366_COMENTARIO_2176_CONVIVUM_2174_ESPECIAL_2175__VOZES, et également pages 154-159 dans le dossier ESSAYS 14_PORTUGUESE-O, en ligne

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Comment une pensée cybernétique peut aider à éviter le futur post-historique que les machines semblent préparer pour nous, pauvres mortels.

Avant de commencer à lire ce texte, vous avez regardé les images qui l’accompagnent. Ou en fait, c’est le texte qui accompagne les illustrations. Ou pas ? Ce doute a excité certains théoriciens préoccupés par un phénomène caractéristique de nos jours : la super-valorisation des images comme forme d’information, au détriment du texte.

Il y a bien des siècles, l’homme s’est mis à consigner par écrit ses désirs, ses réalisations et ses souvenirs. Récemment, pourtant, le texte a commencé à perdre sa place au profit des images. La photographie, la télévision et les films se sont mis à représenter la plus grande partie de nos informations. Jusqu’au point de dire que nous sommes en route vers un nouvel analphabétisme. Mais même si c’est vrai, il est possible d’interpréter cette tendance non seulement comme un recul, mais aussi comme un développement culturel entièrement nouveau. La nouveauté est que les images du monde actuel sont différentes des images traditionnelles qui régnaient avant l’écriture, car elles résultent d’appareils fondés sur la science moderne. Elles sont donc postérieures au texte.

Et, comme nous avons été obligés d’apprendre à lire les pensées organisées dans des textes, peut-être l’issue serait que nous apprenions à lire ces mêmes pensées aujourd’hui codifiées dans des images. Les images seraient, comme quelqu’un l’a déjà dit, ni meilleures, ni pires que les textes, mais simplement fondamentalement différentes. Il revient aux intéressés, nous, d’apprendre à les déchiffrer. L’autre fois, Œdipe s’est trouvé face au Sphynx. L’autre fois, l’énigme fut déchiffrée. Et maintenant ?

Ce n’est pas par hasard que, à l’apogée de la crise des textes, surgisse un nouveau type d’image : la photographie. L’invention de la photographie (et de toutes les images techniques suivantes : la télévision, les films, la vidéo) équivaut par tous ses aspects à l’invention de l’écriture linéaire qui semble avoir eu lieu à l’apogée de la crise des images. Je crois que les historiens du futur mettront les deux événements au même niveau, si tant est qu’il y aura des historiens dans le futur. Sous cet angle, l’humanité apparaîtra sous trois formes : jusqu’à environ 2000 avant JC, dans un climat de magie ; entre 2000 avant JC (invention de l’écriture) et 1850 de notre ère (invention de la photographie), dans un climat de conscience historique ; et depuis cette date, dans un climat qui n’a pas encore de nom (et espérons qu’il ne se nommera pas « climat du totalitarisme »).

Je ne crois pas qu’on puisse douter du fait que nous sommes actuellement en train de faire un saut qui modifie le climat existentiel de la société et de l’individu qui en fait partie. L’observation de nombreux symptômes, et surtout de notre circonstance culturelle, le prouve. Les images sont actuellement les porteuses des messages les plus importants. Notre environnement devient coloré et contraste avec le gris de l’époque industrielle dans laquelle les textes qui dominaient la scène étaient imprimés en noir et blanc. Tout autour de nous, les immeubles comme les culottes, les boîtes de conserve de soupe et les publicités lumineuses, les revues illustrées et les programmes de télévision, tout « resplendit en technicolor ». C’est la surface des choses qui intéresse, car elle porte les messages. Mais cela ne semble pas être nouveau. Au contraire : ça semble être un retour à la normalité. Finalement, le gris cérébral de l’Epoque Moderne, la laideur sans égale de la cité industrielle, sont des exceptions. Et si nos villes (et pas seulement nos villes) reprennent l’aspect coloré et tapageur du gothique ou de la Renaissance (pour ne pas parler de l’explosion probable de couleurs qui a dû caractériser la ville de l’Antiquité), il n’y a pas de raison d’être surpris : la laideur de la raison discursive est devenue insupportable.

Mais cette analyse n’est pas suffisante. Nous ne sommes pas seulement en train d’assister à un retour au Moyen Âge et à l’analphabétisme. Les surfaces colorées qui portent les messages au sujet du monde, et qui, pour cela même modèlent nos comportements et nos projets, ne sont pas du même type que celles qui entouraient nos aïeux médiévaux – des tapis, des vitraux, des mosaïques. Il y a des différences évidentes. Par exemple : nos images bougent et parlent. Cependant, ce ne sont pas ces différences qui constituent la nouveauté radicale de la situation dans laquelle nous nous trouvons. La nouveauté est dans le cœur des images et cela les rend dangereusement attirantes.

Comparez la photographie avec un portrait dessiné. Dans le cas de la photographie, l’image est le dernier maillon d’une chaîne causale dont le premier maillon est la personne elle-même. Les rayons de soleil sont réfléchis sur le visage, attrapés par la lentille d’un appareil photographique, et, par le biais de processus chimiques, une photographie se forme. De sorte que la photographie est un effet produit par la personne. C’est une relation semblable à celle existant entre l’empreinte digitale et le doigt. Dans le portrait peint, il n’existe pas un tel maillon causal entre l’image et son signifié[1]. La chaîne est interrompue par le peintre qui s’immisce. D’une certaine manière, il absorbe la scène à reproduire, la soumet à un travail à l’intérieur et à l’extérieur de lui, et le portrait est le résultat de ce travail. La photographie est un « symptôme » du visage qui signifie, et la peinture est un « symbole » du visage. Cette affirmation est valable pour les photographies comme pour les films, la télévision, la vidéo, de sorte qu’il semble peu raisonnable de douter de sa véracité. Elles ne peuvent pas mentir. Qui a assisté à un programme de télévision, a vu de ses propres yeux l’événement, bien qu’il ne l’ait pas vu immédiatement : il a vu des symptômes de l’événement. Douter du programme de télévision est douter de ses propres yeux. Voilà la nouveauté radicale au cœur de nos images.

Bien que nous sachions que c’est un fait, la relation entre la nouvelle image et son signifié est totalement trompeuse. L’affirmation qu’elles ne peuvent pas mentir est une tromperie délibérément provoquée par elles. L’explication de cette tromperie qui est l’intention fondamentale de la nouvelle imaginistique est dans la médiation existante entre l’image nouvelle (la techno-image) et son signifié, qui est l’appareil.

L’appareil est une espèce du genre « machine », et la machine est une espèce du genre « instrument ». Les instruments sont des objets manipulés par les hommes comme s’ils étaient des extensions du corps humain : le marteau est le poing prolongé, la roue est la jambe perfectionnée. Les machines sont des instruments qui sont passés par le crible de théories scientifiques : l’automobile est un char à bœufs épuré par les théories scientifiques. Les appareils sont des machines qui visent à produire des signifiés : l’appareil administratif vise à donner du signifié à la vie des administrés, l’appareil photographique vise à donner du signifié aux scènes qu’il photographie. En résumé : les appareils sont des instruments qui sont passés par le crible de théories pour fabriquer des signifiés, ou les appareils sont des machines qui ne visent pas tant à changer le monde qu’à lui donner du signifié.

Mais cette définition de l’appareil ne suffit pas à qui veut capter son essence. Il est nécessaire de considérer que les appareils sont des machines fonctionnellement si complexes que pratiquement personne ne peut comprendre leur fonctionnement. Le téléspectateur ne sait pas comment fonctionne l’appareil de télévision, l’électricien qui le répare ne sait pas ce qu’il est en train de faire ; l’ingénieur qui l’a produit a seulement des notions approximatives des principes qui le régissent, et même l’inventeur de l’appareil a des doutes quant aux raisons fondamentales de son fonctionnement. Ces systèmes sont mieux contrôlés quand on abandonne la tentative de mieux comprendre leurs détails et quand on concentre le contrôle sur ce qui entre et ce qui sort (« input » et « output »).  Les appareils, finalement, sont des boîtes noires.

La noirceur de ces boîtes ne s’éclaircit pas du fait qu’il y a des personnes à l’intérieur d’elles, car les appareils sont des machines qui comptent, outre des éléments inorganiques, aussi des éléments humains, les « fonctionnaires ». Et, bien que ces fonctionnaires soient d’un certain sens des gens comme nous, leur présence à l’intérieur de la boîte n’éclaircit pas la noirceur, ni pour nous, ni pour eux-mêmes. Le fonctionnaire ne transcende pas l’appareil. En vérité, il existe en fonction des fonctions qu’il exerce à l’intérieur de l’appareil, et cette course fonctionnelle n’est pas, strictement, la « vie », mais la « carrière ». Outre le fait que l’horizon existentiel du fonctionnaire n’est pas, comme nous, la mort, mais la retraite. Et si le fonctionnaire prenait le pouvoir à l’intérieur de l’appareil et grâce à lui, le résultat ne serait pas un pouvoir politique (évaluatif), mais « bureaucratique » (un pouvoir qui ne vise pas à changer le monde, mais à lui donner du sens). De sorte que le fonctionnaire est essentiellement incapable d’éclairci l’appareil. Il est lui-même un aspect de l’appareil.

Nous illustrons la thèse par la télévision, où l’appareil se révèle à trois niveaux : il transforme les textes en images, les gens en fonctionnaires retraités, et les matériaux en ordures. L’important à noter que dans ce schéma est que la production de techno-images (intention déclarée de l’appareil) n’est pas sa fonction décisive. Les techno-images qu’il produit – les programmes de télévision- sont destinées surtout aux fonctionnaires retraités de cet appareil et d’autres. De sorte que sa fonction se révèle circulaire : il produit des images pour des fonctionnaires, et il produit des fonctionnaires pour les images. En d’autres termes, l’intention fondamentale de l’appareil est lui-même. Une circularité qui évoque et « pour cause[2] » le monde de la magie déjà discuté. Sous ce schéma, l’appareil est vu comme dévoreur de textes linéaires et d’actions, en somme, de l’histoire, et comme projeteur de programmes en techno-images et de consommateurs, en somme, de post-histoire.

Au niveau de la conscience magique l’homme cherche à imaginer la vie concrète pour se désaliéner. Au niveau de la conscience historique, il cherche à concevoir des images pour redécouvrir la vie concrète. Au niveau de la conscience post-historique nous devrions pouvoir imaginer des concepts afin de reprendre contact avec l’univers signifié par des textes. Il est vrai que nous n’y sommes pas encore parvenus, mais cela est dû au fait de ne pas avoir développé une techno-imagination suffisamment puissante pour utiliser les tecno-images de manière appropriée. En d’autres termes, cela signifie que notre conscience post-historique est encore sous-développée.

Le schéma proposé ne se veut pas seulement une coupure verticale dans le passé de l’humanité, mais aussi de notre conscience. Au fond, nous pensons encore de manière magique, et les diverses idéologies de type fasciste sont là pour le prouver. Nous réussissons rarement et de manière précaire à nous élever au niveau historique de conscience et à raisonner de manière disciplinée. Mais cela éveille en nous, dans des moments fugaces et difficilement saisissables, un nouveau niveau de conscience, dans lequel nous pensons formellement, structurellement, cybernétiquement. Ce niveau si fugace, mais dont nous pouvons constater l’effectivité pas seulement dans notre intime, mais dans beaucoup de phénomènes extérieurs, est ce qui est appelé ici la techno-imagination. Ainsi, le schéma suggère que si nous élaborions notre techno-imagination, nous pourrions échapper au futur post-historique que les appareils semblent préparer.

Les techno-images qui entourent actuellement notre existence de tous côtés, qui dévorent des textes enflés et vomissent des programmes pour programmer nos vies, qui menacent de transformer les acteurs agents dans l’Histoire que nous sommes en fonctionnaires programmés en fonction des appareils, ne sont pas données par la fatalité, mais sont faites par des hommes. Elles sont des résultats d’une techno-imagination commençante. Comme les textes au début de notre histoire, les Dix Commandements inscrits sur les tables du Sinaï ou les Lois des Douze Tables à Rome, ne sont pas des données divines, mais ont été écrites par des hommes. Les Israélites tombèrent à genoux en recevant les commandements, et à Rome les mots menaçants étaient lus sur le bronze éternel. Mais cela n’était pas une attitude appropriée pour recevoir un message écrit. La stratégie correcte aurait été d’apprendre l’art de la lecture, ce qui implique l’art de la pensée discursive.  Quelque chose de comparable se passe actuellement. Ce n’est pas une bonne stratégie que d’adorer les techno-images, ni de se révolter contre elles. Il est plus correct d’essayer d’apprendre l’art de faire et de déchiffrer les techno-images, ce qui implique l’art de dépasser le discours par la techno-imagination. Si les anciens avaient appris à lire et à écrire, ils auraient évité la manipulation millénaire par le clergé. Si nous n’apprenons pas à manipuler les techno-images, nous n’éviterons pas la domination exercée par les bureaucrates et les programmeurs.

Cet article s’encadre dans le corps d’une revue nouvelle[3]. Les producteurs de la revue ont invité l’auteur à faire cet article connaissant les opinions qui y ont été exprimées. De sorte qu’il est raisonnable de supposer qu’elle ne vise pas à programmer encore plus ses lecteurs, mais à éveiller en eux la capacité de techno-imagination. Une preuve additionnelle de cette intention est la manière dont l’article a été publié : en dialectique avec des techno-images. Mais cette intention restera purement platonique s’ils ne comptent pas sur la collaboration des lecteurs, car le signifié de tout message se réalise, non dans l’émission, ni dans le canal, mais dans sa réception. C’est dans la méthode selon laquelle cet article (et toute la revue) sera reçu que réside la clef du problème exposé ici. Si l’article est reçu dans une attitude de consommateur, il aura été approprié par l’appareil. S’il est reçu dans une attitude de techno-imagination, il aura eu le signifié qu’il prétend avoir. Cet article est une expérience qui requiert la collaboration de tous ceux qui sont impliqués. Une collaboration indispensable si l’appareil totalitaire et producteur de techno-images est à éviter à la onzième heure.

[Encart page 53]

Les textes sont des lignes qui développent un message au fil de leur parcours, généralement de gauche à droite. Le lecteur va recevoir le message dans la mesure où il suit la ligne et l’aura en entier seulement une fois arrivé à la fin. Tout élément de texte est déchiffré petit à petit, et, à la fin de la lecture, il y a la tentative de synthétiser ce qui a été déchiffré. Donc déchiffrer des textes est diamétralement opposé à déchiffrer des images, et cette inversion n’est pas un hasard. Ce fut précisément pour cela que l’écriture linéaire fut inventée.

Le texte fait que la scène devient un « processus ». Qui lit des textes suit avec les yeux le cours d’un flux irréversible, du « passé » vers le « futur », ce qui est la description du « temps linéaire », de l’histoire progressive. Si le signifié de l’image est une scène magique, celui du texte est un process historique, et cette transformation de la magie en histoire est l’intention de l’écriture. Le texte « explique historiquement » la magie.

L’intention initiale des textes est d’expliquer les images et ça a été le cas jusqu’à un passé récent, quand ça s’est inversé : actuellement les textes servent de « scripts » pour être transformés en images (films, télévision). Avant de considérer cette volte-face, il est nécessaire de demander pourquoi est-il nécessaire d’expliquer des images ? Ne sont-elles pas, par hasard, déchiffrables sans nécessité d’un apprentissage ? Le fait est que les images soient des médiations entre l’homme et le monde et, en tant que telles, sujettes à une dialectique néfaste. Il est vrai qu’elles représentent un monde concret, mais il n’est pas moins vrai que, ce faisant, elles se substituent au monde.  De sorte que toute image, fonctionnant comme carte d’orientation dans le monde, fonctionne aussi comme un paravent qui empêche la vision de ce qui se passe derrière elle. Cette dialectique néfaste va s’accentuer au cours de la codification par les images. Elles deviennent chaque fois plus opaques quant à leur signifié et les hommes en viennent à vivre toujours en fonction d’elles et les utilisent de moins en moins come des instruments d’orientation. En d’autres termes : l’imagination se transforme toujours plus en hallucination. Cette transformation des images en murs opaques qui conditionnent le comportement hallucinatoire de leurs consommateurs, est nommé par les prophètes juifs « idolâtrie ». Et ce fut pour combattre les idolâtries que l’écriture fut inventée.

Mais le texte est, tout autant que l’image, une médiation sujette à la même dialectique néfaste. Il est la médiation entre l’homme et l’image qui devient opaque. En tentant de l’expliquer, il s’établit comme son substitut et tend à devenir dense, opaque et à inverser sa relation avec l’homme. Au lieu de fonctionner comme une carte d’orientation, il en vient à modeler le comportement de l’homme. Au lieu que le texte existe en fonction de l’homme, celui-ci en vient à vivre en fonction des textes. Au lieu d’être fidèle au monde, l’homme en vient à être fidèle au texte. Au lieu que le texte interprète les images pour l’homme, celui-ci en vient à interpréter les textes et cela implique que les images en viennent à être inimaginables, c’est-à-dire existentiellement insignifiantes.

Non que la volte-face du texte contre le lecteur, avec la paranoïa qui en résulte, soit un phénomène nouveau. Le moine scolastique, le talmudiste, le professeur allemand du XIXe siècle qui « analyse les sources » , sont des exemples de cette folie tout autant que les doctorants actuels dans nos universités. Ce qui est relativement nouveau est la défiance croissante envers les textes. A un niveau plus élevé cette perte de crédibilité se manifeste come une crise de la science, qui est le texte le plus caractéristique et le plus importante de l’Epoque Moderne.  Et comment ne pas en douter si les savants nous interdisent expressément d’« imaginer » quelque image que ce soit pendant leur lecture ? Mais là n’est pas le véritable impact de la perte de crédibilité des textes. Pendant la plus grande partie de l’histoire, les textes étaient si précieux et rares que, actuellement, les originaux sont de grandes œuvres d’art. Aujourd’hui, la plus grande partie des textes imprimés est jetée aux ordures immédiatement après la lecture. La masse de papier imprimé atteint des dimensions apocalyptiques et menace nos forêts de disparition. Les titres des livres publiés chaque année prendraient plusieurs années pour être lus (seulement les titres, pas les livres). La tendance est que chacun publie un livre et en soit l’unique lecteur.

[Encart page 54]

Les images sont des surfaces qui exposent le message qu’elles portent. Toutes leurs parties sont disponibles simultanément, elle synchronise le message. Le récepteur étreint d’un regard toute la surface. Le travail de déchiffrement consiste en une analyse subséquente des différents aspects de l’image. Cette analyse diachronise les éléments à la surface de l’image et approfondit toujours plus le signifié de l’image. De cette manière, toute l’image est déchiffrée en niveaux successifs de profondeur : après une première lecture superficielle suivent des lectures plus pénétrantes, qui enrichissent toujours plus le signifié. Ainsi surgit dès maintenant le soupçon que comme nous n’avons jamais appris à déchiffrer systématiquement les images, nous sommes condamnés à des lectures superficielles des messages portés par elles, et nous sommes donc victimes de leurs impératifs.

 En diachronisant l’image, l’œil décrit sur elle divers chemins circulaires, elliptiques et croisés, selon une technique connue dans les tournages comme « scanning ». Les chemins suivis per l’œil sur la surface sont suggérés par la structure de l’image, mais dépendent également de l’intention de lecture.

L’univers signifié par les images est celui de la magie et l’imagination est la capacité de déchiffrer, au-delà des images, cet univers. Le monde magique est composé de scènes où les choses se mettent en relation de forme réversible mais absolue. Dans la scène magique du matin, le coq est absolument soumis au soleil, mais autant vaut dire que le soleil naît « à cause du chant du coq » comme d’affirmer que le coq chante « à cause du soleil ». Et autant vaut dire que nous naissons pour mourir, come que nous mourons pour renaître, car la naissance et la mort sont des lieux « éternellement justes » dans l’ordre des choses. Dans le monde magique tout acte est, au sens strict, un crime, parce qu’il perturbe l’ordre éternel du temps circulaire, et doit donc être expié.

L’analyse précédente permet de dire la chose suivante : le monde magique est une projection des images sur le fond des expériences concrètes ; L’homme qui est informé au sujet du monde par le code des images projette, en les déchiffrant, un monde magique sur le monde concret. L’homme préhistorique et l’enfant préscolaire vivent magiquement parce que les messages qu’ils reçoivent arrivent codifiés en images. Et si, actuellement, l’image est en train de reprendre une importance prédominante dans le monde, c’est que nous sommes en train de recommencer à vivre dans le climat de la magie.


[1] Flusser utilise le mot « significado » (signifié), plutôt que « sentido » (sens)

[2] En français dans le texte

[3] C’est le n°1 de la revue Especial.

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