1985 Synthétiser les images
Cet essai est la traduction d’un article en portugais « Sintetizar imagens » paru dans la revue brésilienne de photographie IRIS en trois installations :
– page 66 du numéro 381 de mai 1985
– page 66 du numéro 382 de juin 1985
– page 66 du numéro 383 de juillet 1985
Ses références dans les Archives Flusser sont :
M9-IRIS-09_317_SINTETIZAR IMAGENS I
M9-IRIS-10_318_SINTETIZAR IMAGENS II
M9-IRIS-11_319_SINTETIZAR IMAGENS III
Les articles publiés sont pages 57, 58 et 59 du dossier M9_327_CAVALO AZUL_2173_IRIS.
Le tapuscrit dans sa totalité se trouve sous la référence M9-IRIS-09_317_SINTETIZAR IMAGENS I pages 101-105 du dossier ESSAYS 17_PORTUGUESE-S.
Tapuscrit et textes publiés sont identiques.
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Partie I
Les appareils peuvent être programmés afin de travailler : ils exécuteront des mouvements qui modifient le monde. Ils peuvent être programmés afin de penser : ils traiteront des données. Ils peuvent être programmés afin d’imaginer : ils traduiront des concepts clairs et distincts en images colorées, mobiles et sonores. Dans cet essai je vais considérer cette imagination conceptuelle, qu’on appelle aujourd’hui « l’art assisté par ordinateur ». J’essaierai toutefois d’éviter au maximum le mot « art ». C’est un mot qui, dans les Temps Modernes, a eu une définition différente d’au Moyen-Âge (voir par exemple les « arts libéraux » et « l’art de mourir ») et qui, dans le futur ne sera probablement plus pertinent. Au lieu de « art », je dirai « modèle d’expérience de vie concrète ». Je soutiendrai dans cet essai que les expériences vitales concrètes peuvent être modelées par des appareils programmés à cette fin.
J’admets que les termes « art » et « modèle d’expérience de vie » ne coïncident pas complètement. Certes les grandes œuvres d’art modèlent notre manière de vivre le monde : nous percevons le monde via les couleurs de Van Gogh, et « Londres ressemble de plus en plus à un Turner ». Mais il existe des œuvres qui ne sont pas « d’art », et qui pourtant modèlent des expériences vitales concrètes, comme certains livres de Wittgenstein ou une fusée vers la Lune. D’autres œuvres, considérées comme étant « d’art » ne nous modèlent pas : les œuvres dites « intellectuelles » ne touchent que nos expériences vitales abstraites. Finalement, il y a des expériences vitales qui apparemment ne sont pas modelées par la culture : par exemple les maux de dents. Pourtant, si nous analysons nos expériences vitales concrètes, nous allons constater qu’elles sont toutes modelées culturellement. Sans médiations culturelles, nous vivrions (nous percevrions, nous sentirions et nous désirerions) de manière malhonnête et désarticulée, comme anesthésiés. Ce sont donc ces modèles culturels qui nous « esthétisent », eux que je vais appeler dans cet essai « modèles d’expériences vitales concrètes ». Ainsi le terme « modèle d’expérience vitale » va recouvrir l’essentiel du champ signifié par « art » , mais va exclure certaines œuvres d’art et inclure bien des choses non considérées comme « de l’art ».
Si nous contemplons la scène historique et géographique, nous allons constater que les modèles d’expériences vitales se déploient l’un avec l’autre, et se ramifient : du darwinisme esthétique. Par exemple, nous pouvons découvrir l’amour grec antique au fond de notre amour pour nos épouses, ou les branchies des poissons dans nos oreilles. Ou bien nous pouvons comparer notre amour pour nos femmes à celui des Toltèques pour les leurs, ou comparer nos yeux à ceux des insectes. Toutefois, avec la révolution informatique actuelle, il se passe quelque chose de néodarwinien : le monde entier, partout, se met à aimer selon les modèles hollywoodiens. On ne peut pas expliquer ceci en termes de victoire d’une espèce sur toutes les autres dans le combat pour la survie des espèces. Ce n’est pas comme si l’esthétique du romantisme occidental tardif avait vaincu l’esthétique bouddhiste ou d’Afrique Centrale. L’universalisation de ce modèle d’amour est due à une certaine technique qui permet la multiplication des images mobiles sonores et les projette sur d’innombrables terminaux dans le monde entier. Peu importe quel modèle d’amour sera désormais universel, que ce soit le modèle romantique tardif, ou le bouddhiste ou celui d’Afrique centrale. La dynamique des modèles d’expériences vitales a été modifiée par la technique. Les catégories darwinistes (et les catégories historicistes en général) n’en rendent plus compte. D’autres catégories pour la critique esthétique doivent être élaborées.
Dans les images synthétisées par les appareils, ce n’est pas seulement la dynamique des modèles qui va être modifiée, c’est leur structure propre. Ces images ne sont plus des expériences de vie de leur producteur, modelées pour être publiées, et ainsi servant de modèles aux expériences vitales d’autrui. Elles sont au contraire des expériences de vie de leurs producteurs qui ont été analysées (calculées) pour être traitées par des appareils, et ainsi servir de modèles aux expériences vitales d’autrui. Celui qui reçoit de telles images ne reçoit plus une expérience vitale modelée, mais une expérience vitale calculée pour être modelée. Et donc l’image synthétique, cette expérience vitale calculée pour être modelée, recourt à la dynamique caractéristique des photographies, des films, des vidéos et des disques : elle est reproductible et peut être reçue sur d’innombrables terminaux dans le monde entier. De sorte que le film ou le disque ne sont qu’un stade intermédiaire entre les expériences vitales traditionnelles et les nouvelles, entre Lascaux et le tam-tam d’un côté, et les images et la musique synthétiques de l’autre. Nous sommes les témoins d’une profonde révolution esthétique.
Les images traitées par lesappareils sont des expériences vitales calculées par leurs producteurs ; ces calculs sont codifiés (les codes des ordinateurs). Ce n’est pas aussi nouveau (et répulsif) que cela peut paraître. Au fond, n’est pas aussi le cas des dites grandes œuvres d’art ? Une fugue de Bach, une tragédie de Shakespeare, ne sont-elles pas aussi des expériences vitales « calculées » (clairement conscientisées) et codifiées (dans le code de la partition[1] ou de l’alphabet). La seule différence semble être que Bach et Shakespeare ont utilisé des plumes, alors que l’image synthétique utilise des ordinateurs. Il y a une révolution culturelle quand on passe de la plume à l’ordinateur. Le programmeur ne modèle pas son expérience de vie, il se contente de la calculer, et l’appareil fait le reste. De sorte que le modèle d’expérience de vie qui va apparaître à la fin peut surprendre le programmeur de l’image lui-même. Le programmeur « dialogue » avec l’appareil.
Partie II
Il faut réfléchir sur trois aspects de la révolution culturelle : 1) le programmeur fait autre chose qu’un écrivain, un peintre ou un compositeur ; 2) le programmeur ne « pense » pas comme eux ; 3) Le modèle d’expérience vitale calculée est différent de celui non calculé. Je vais évoquer rapidement ces différences.
1) L’écrivain, le peintre ou le compositeur modèle son expérience vitale concrète ; Par exemple il a une expérience vitale spécifique de couleur jaune. Si je suis un peintre (par exemple Van Gogh), je vais mélanger des couleurs et je les mettrai sur la toile, pour m’approcher de l’expérience vitale que je veux articuler. Si je suis un poète (par exemple Verlaine), ,je vais chercher à traduire mon expérience vitale en mots, en vers, pour m’approcher de l’expérience vitale que je veux articuler. Si je suis compositeur (par exemple Vivaldi), je vais essayer d’en faire autant avec les sons de l’octave. Mais si je suis programmeur, je vais analyser mon expérience vitale du jaune selon des calculs d’optique et de chimie, je vais formaliser mon analyse en langage codé d’ordinateur, et je vais attendre que l’ordinateur synthétise le tout ; Je verrai sur le terminal toute une série de jaunes, en très grand nombre et très rapidement, et je choisirai la nuance la plus appropriée. Cela permet de démythifier les concepts « intuition », « inspiration » et « muse ». « L’artiste » agit empiriquement, le programmeur recourt à des théories. Le programmeur n’a pas besoin de « muse », il a un appareil.
2) L’écrivain, le peintre ou le compositeur est engagé dans son propre code (dans l’alphabet, dans la toile rectangulaire couverte de peinture, dans l’octave). Toute son expérience vitale concrète se fait avec ce code comme fond/base. Par exemple l’angoisse de la mort peut être transcrite avec la langue et l’alphabet (Rilke), avec l’huile sur la toile (Rembrandt) ou avec les notes de musique (le Requiem de Mozart). Elle se vit en fonction du modèle à élaborer (et cela se nomme « créativité »). Alors que le programmeur n’est pas engagé dans le code de l’ordinateur, ses expériences vitales concrètes n’ont pas ce code comme base. Il n’expérience pas son angoisse de la mort en fonction du code de l’ordinateur, mais (pour le moment et peut-être provisoirement) en fonction de Rilke, de Rembrandt, de Mozart. Mais quand il commence à programmer, il doit chercher à libérer son expérience vitale de ces modèles pour pouvoir la calculer. Il n’est pas dans la « tradition », mais dans l’analyse de la tradition, afin de programmer de nouveaux modèles. C’est pour cela que les modèles synthétisés sont difficiles à déchiffrer, mais que, une fois déchiffrés, ils sont des modèles très puissants. Dans notre exemple, ils projettent un modèle de l’angoisse de la mort entièrement inattendu.
3) Quand l’écrivain, le peintre ou le compositeur modèle son expérience vitale, il vise son modèle spécifique (texte, peinture, sonate). Bien sûr le modèle réalisé n’est jamais exactement le modèle visé : la résistance perfide de la « matière » (la langue et l’alphabet, l’huile, les règles de composition musicale) empêche que le modèle réalisé d’être « parfait ». La lutte contre cette perfidie de la « matière » est précisément le climat dans lequel l’expérience vitale va être modelée. Alors que le programmateur ne vise aucun modèle spécifique, mais il attend, au contraire, et dans une expectative de plus en plus impatiente, que l’appareil lui propose un modèle dans une succession précipitée. Dans la mesure où l’ordinateur va synthétiser des modèles avec l’expérience vitale calculée du programmeur, celui-ci va découvrir ce qu’a été, « en réalité », son expérience vitale, il va « se » découvrir (Imaginez un instant ce que Bach ou Mozart auraient produit s’ils avaient eu un ordinateur pour varier automatiquement leurs thèmes, au lieu de devoir se préoccuper des variations successives). Pour le programmeur, la computation automatique de on expérience vitale calculée est une nouvelle expérience vitale, et c’est de cette nouvelle expérience vitale de deuxième degré que surgissent les images synthétisées.
Il semble donc, à première vue, que programmer des modèles d’expériences vitales est un geste calculé, froid, distant. En réalité, c’est le geste dramatique de la lutte entre l’expérience vitale concrète du programmeur et l’automaticité froide et calculatrice de l’appareil. Les images synthétiques sont plus dramatiques que tout l’art du passé.
Partie III
Le programmeur n’est pas écrivain, même s’il écrit (prescrit). Il n’est pas peintre, même si ce qu’il a écrit résulte en images. Il n’est pas compositeur, même si ce qu’il écrit résulte en sons synthétisés. Ceci parce que le modèle qu’il programme, bien que « textuel » (il peut parler), bien que pictural (il peut être composé de formes colorées) et bien que musical (il peut être sonore), transcende les codes esthétiques du passé. En effet, le programmeur est précisément dans cette transcendance par rapport aux modèles esthétiques transmis par la tradition. Et cette transcendance est la radicalité de la révolution esthétique dont nous sommes témoins.
Pour saisir cette radicalité, nous devons nous libérer du préjugé que les modèles synthétiques sont des « films sonores synthétisés ». Certes le film et son héritière, la vidéo, condensent, d’une certaine manière, le texte, l’image et le son et de ce fait, ils sont devenus « l’art de l’actualité ». Mais le modèle synthétisé a une position ontologique et génétique différente de celle du film. Ontologiquement, le film et la vidéo sont des traces laissées par des rayons réfléchis par les objets que film et vidéo montrent, « signifient ». Le modèle synthétique est, ontologiquement, un ensemble de traces laissées par des électrons sur un terminal, et les « objets » qu’il montre n’ont rien à voir avec ces traces. De sorte que le film et la vidéo signifie ce qui est (les objets au dehors) alors que le modèle synthétique montre, signifie ce qui doit être (les objets là-dedans). Génétiquement, film et vidéo sont les enfants du couple du théâtre et de la photographie. Le modèle synthétique est le fils du couple du calcul et de l’écriture. De sorte que le modèle synthétique n’est pas une simulation du film sonore, mais un phénomène esthétique nouveau. S’il y a , actuellement, une ressemblance superficielle entre le modèle synthétique et le film sonore, c’est du fait de notre incapacité provisoire à programmer des modèles.
La radicalité de la révolution esthétique actuelle est évidente si nous considérons l’abîme qui séparait traditionnellement la musique de tous les autres arts. Les arts plastiques et les textes poétiques ont une dimension sémantique : ils signifient quelque chose, ils montrent quelque chose qui leur est extérieur. La musique n’a pas de dimension sémantique : elle est son propre signifié, elle se désigne elle-même. Schopenhauer a considéré cet abîme come la base de toute sa philosophie de l’Être et de la Connaissance : d’un côté, le « monde comme volonté », qui s’articule musicalement ; de l’autre le « monde comme représentation », articulé par des images et des textes[2]. La musique est « immédiate », un cri de la volonté, elle ne signifie rien, car la musique n’a rien à signifier si ce n’est la volonté. Les arts plastiques et les textes dissimulent la volonté derrière le voile de leurs représentations, et ce voile signifie la volonté en la dissimulant. De ce fait, les images synthétiques sonores ne se contentent pas de dépasser l’abîme entre « volonté » et « représentation » », elles l’abolissent.
Certes Schopenhauer n’a pas toujours été reconnu. Il y a toujours eu de la musique « thématique » (par exemple guerrière ou programmatique) qui se voulait déchiffrable. Et depuis longtemps nous avons des images et des textes qui se veulent non-sémantiques (par exemple les peintures dites « abstraites » ou les poèmes dadaïstes). Mais nous pouvons aujourd’hui constater que ces tendances convergentes sur l’abîme schopenhauerien (ces « images et textes musicaux » et cette « musique imaginative ») ne sont que des préparatifs pour la computation des modèles. Et, pour ce qui est du film et de la vidéo, ils ne surmontent pas l’abîme schopenhauerien car ils assujettissent la musique à la dimension sémantique de leurs images. La « représentation » réprime leur « volonté ».
En programmant des modèles, nous découvrons avec surprise que « computer » et « composer » sont synonymes, et que ce que nous faisons est en effet une composition (musicale) d’images. Nous sommes, en quelque sorte, en train d’articuler la « volonté » de manière « représentative ». Et alors nous redécouvrons, avec autant de surprise ce que les Anciens savaient : que la mathématique (le calcul) et la musique sont intimement liées. Alors cette découverte (et redécouverte) implique deux choses : les images que nous programmons ne signifient plus un monde objectif, mais un monde nouveau (des objets « intérieurs » impossibles « au dehors ») ; les sons que nous programmons ne signifient pas des sons du monde objectif (des sons de voix humaines ou d’instruments musicaux) mais ce sont des sons composés, calculés. Les modèles synthétiques ne signifient pas ce que signifiait « l’art ». Ils signifient la « volonté » du programmeur de donner un signifié à la vie. Les modèles synthétiques ne sont plus signifiés, mais signifiants.
Si nous voulons recourir à Nietzche pour articuler cette découverte, nous pouvons dire que, avec la programmation de modèles, « la volonté a atteint la puissance[3] » et s’impose maintenant à la « représentation » pour lui donner du signifié. Mais nous n’avons pas besoin de faire de Nietzsche un prophète de l’actualité, car, si nous le faisons, nous serions obligés de voir, dans l’accouplement entre l’intelligence humaine et l’artificielle, un tel « surhomme ». Il suffit de constater que les modèles synthétiques ne peuvent être déchiffrés come les modèles traditionnels car leur signifié est autre. La critique esthétique traditionnelle doit céder la place à de nouveaux critères. Et ce qui, dans le futur, résultera de la programmation de modèles sera indubitablement si fort, si exaltant si « informatif » (modèlera nos vis avec une radicalité si grande) que le terme « art » sera bien trop pâle pour en rendre compte.
Les appareils peuvent être programmés pour imaginer. Pour ce faire, nous devons calculer nos expériences vitales et les codifier. En résulteront des modèles d’expérience vitale concrète dont le pouvoir est pour l’instant inimaginable. Pour imaginer un tel pouvoir, il suffit de savoir programmer les images. Une nouvelle esthétique émerge et, avec elle, sans aucun doute, une nouvelle éthique, une nouvelle épistémologie et -qui sait ? – une nouvelle religiosité (un nouveau modèle d’expérience vitale de l’Entièrement Différent). J’envie nos petits-enfants.
[1] « de l’octave »
[2] Allusion au « Monde comme volonté et comme représentation » de Schopenhauer
[3] Allusion à la Volonté de Puissance de Nietzsche
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