De Flusser1982 Néovisualisme et la photographie des nouvelles sociétés

1982 Néovisualisme et la photographie des nouvelles sociétés

Cet essai est la traduction de l’article en portugais “Neovisualismo e a Fotografia das novas Sociedades”, paru dans la revue brésilienne de photographie IRIS, Septembre 1982, n°352, pages 36 et 38.

L’article était illustré par deux photographies de A.L.M. Andrade : p.36 « photo-projet de A.L.M. Andrade, bois, boule de polystyrène expansé (« isopor ») et corde » et p.38 « Maquette en carton d’une sculpture à construire sur une place publique. A.L.M. Andrade ».

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Les défenseurs du visualisme, en particulier Müller-Pohle de Göttingen[1], définissent leur « nouveau » mouvement photographique par opposition au documentarisme et non, comme le terme pourrait le suggérer, par opposition à l’acousticisme. Pour eux, le problème de la photographie n’est pas qu’elle projette un univers inouï[2], impalpable et dépourvu de goût, un univers exclusivement visuel. Cela, les visualistes l’acceptent, sans critique, comme « inhérent à la photographie ».  Pour eux, le problème de la photographie est que son univers, nécessairement visuel, fait violence à la vue. De sorte que, pour eux, la culture codifiée en images techniques n’est pas fascistoïde parce qu’elle bouche les oreilles, coupe les doigts et attache la langue, mais parce qu’elle impose des œillères. Leur révolte a donc un but limité : abolir les œillères.

Selon eux, l’univers photographique est codifié afin de réduire la société à des voyeurs emprisonnés qui épient la réalité à travers les fentes des murs de la prison culture. Ces fentes sont les conventions visuelles, et les photographes traditionnels, ceux qui se sont vendus aux gardiens de prison, sont assis derrière les fentes pour photographier la réalité. Ce sont les documentaristes de tous types : « savants », « artistes », « journalistes ». Ce qu’il faut faire, c’est de prendre un marteau et de faire des trous dans les murs, pour nous permettre de voir la réalité sous une « nouvelle forme ». Donc les démolisseurs des murs de la prison culturelle sont les « visualistes ». Des photographes engagés dans l’émancipation visuelle de la société. Ce serait ça, la Nouvelle Vision.

La question qui se pose est la suivante : ces conventions visuelles, ces fentes à détruire, ne seraient-elles pas « inscrites » dans le programme humain, dans son cerveau, génétiquement ?  De sorte que les constructeurs des prisons culturelles – et en particulier les constructeurs des appareils photographiques (qui ne sont que des protubérances des murs de la prison actuelle) – seraient programmés pour faire ces fentes-ci, et pas d’autres ?  Et que les trous ouverts dans les murs par les visualistes devraient nécessairement obéir aux mêmes « formes de perception » que les fentes ? Que les œillères ne pourraient pas être abolies, car étant « des données darwiniennes » ?

Donc les visualistes croient que l’homme est capable de transcender son programme, qu’il peut obliger son cerveau à regarder d’une manière nouvelle, et qu’il peut le faire précisément grâce à l’invention de la photographie. Ils croient que l’appareil photographique du futur, et le futur maniement de cet appareil, permettront une vision non-programmée de la réalité, une vision nouvelle, inusitée, révélatrice, stupéfiante. C’est pour cela que les visualistes méprisent les documentaristes : car ceux-ci continuent à documenter la réalité programmée, et déjà excessivement bien documentée.

Admettons la possibilité technique de la transcendance du programme génétique visuel humain. Admettons que l’appareil photographique puisse être construit et manié pour assumer des points de vue in-humains et, dans ce sens, trans-humains. Qu’il puisse « danser » devant des phénomènes et révéler des aspects jamais vus. Que la « phénoménologie photographique » soit possible. Serons-nous pour autant émancipés ? Les points de vue assumables techniquement sont inexhaustibles. Tout phénomène est entouré d’un essaim infiniment grand de points de vue. Aucun phénomène n’est photographiable dans son entièreté. La réalité intégrale est visuellement inaccessible. Dans ce sens, aucune photographie ne peut nous émanciper de la prison culturelle dont nous sommes prisonniers. L’engagement des visualistes est donquichottesque.

Mais il n’est pas nécessaire d’exiger autant d’eux ; Il suffit qu’ils nous fournissent des visions non programmées par notre culture actuelle, des « anti-visions » comme ils disent eux-mêmes. Des visions qui ne nous émancipent pas de toute culture, mais au moins de notre culture. Qui ouvrent le champ à une culture neuve avec des murs plus au large et des trous plus grands. Cet engagement dans une « contre-vision » suffit amplement pour que nous suivions avec attention les expériences des visualistes.

Le plus important c’est que les visualistes sont les premiers photographes qui s’engagent contre la construction traditionnelle des appareils, qu’ils sont les premiers à exiger de nouveaux types d’appareils. C’est dans ce sens qu’ils sont « révolutionnaires « : contre les appareils. L’impact des photographies visualistes heurte la situation générale des appareils, la technocratie et ses implications politiques sociales et scientifiques. Ce sont elles qui sont « de l’art » contre la politique et la science établies.  Nous devons analyser et critiquer ces photographies visualistes avec beaucoup d’attention. Même si elles ne nous émancipent pas, elles indiquent un chemin vers une nouvelle société.


[1] Flusser fait sans doute ici allusion à un texte d’Andreas Müller-Pohle, « Visualismus – ein fotografisches Konzept » (Visualisme – un concept photographique) paru aux côtés de l’essai de Flusser « Comment déchiffrer les photographies » dans le livre édité par Erika Kiffl Ist Fotografie Kunst? – Gehört Fotografie ins Museum? Internationales Fotosymposium 1981 Schloß Mickeln bei Düsseldorf [La photographie est de l’art ? La photographie appartient au musée ? Symposium international de photo 1981, Château Mickeln près de Dusseldorf], Munich, Mahnert-Lueg, 1982, pages 35-45. Le même livre comprend aussi une interview de Flusser

[2] Le jeu de mot avec « ouïe » est plus évident en portugais qu’en français

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