De Flusser1982 L’instrument du photographe ou le photographe-instrument

1982 L’instrument du photographe ou le photographe-instrument

Cet essai est paru en portugais sous le titre « O Instrumento do Fotógrafo ou o Fotógrafo-Instrumento » dans la revue brésilienne de photographie IRIS, nº310, août 1982, pages 18-19 ; il était illustré de trois photographies d’une œuvre du photographe Clodomir Bezerra titrée « Textura/Estudo ».
Il a ensuite été repris quasi à l’identique dans la revue Paginas Negras nº17 du 18 février 1998, sous le titre légèrement différent « O Instrumento do Fotógrafo ou o Fotógrafo do Instrumento » . Flusser avait d’abord titré son manuscrit « Profession Photographe[1] », mais, à part le titre, son manuscrit diffère très peu du texte publié.
Flusser avait aussi écrit ce texte en allemand sous le titre Berufsfotograf (« Photographe professionnel »), mais ne l’a jamais publié ; ce manuscrit allemand a été repris dans le recueil Standpunkte, page 24-26. Nous avons traduit à partir du texte en portugais de la revue Iris, en indiquant en note quelques différences avec le texte allemand.

Références aux Archives Flusser :
article dans Iris : M9-IRIS-02_310_O INSTRUMENTO DO FOTOGRAFO OU O FOTOGRAFOINSTRUMENTO dans le dossier M9_327_CAVALO AZUL_2173_IRIS, pages 47-48

tapuscrit en portugais : M9-IRIS-02_310_PROFISSAO – FOTOGRAFO dans le dossier  ESSAYS 15_PORTUGUESE-P, pages 151-152

tapuscrit en allemand : [SEM REFERENCIA]_2536_BERUFSFOTOGRAF dans le dossier ESSAYS 3_GERMAN-B-C, pages 53-54


[1] Peut-être en s’inspirant du film d’Antonioni « Profession Reporter », sorti en 1974

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Quelle curieuse profession. La plupart des professions demande qu’on s’implique dans un sujet particulier. Le cordonnier s’implique dans les chaussures, quelqu’un du bâtiment dans les maisons, un savant dans la physique, un ministre dans le gouvernement. Quant au photographe, il s’implique dans l’appareil photographique, qui n’est pas un sujet, mais un instrument.

C’est comme si le cordonnier s’impliquait dans les aiguilles, le constructeur dans les bulldozers, le physicien dans les microscopes, le ministre dans la paperasse. Ou bien, en considérant la photographie comme « de l’art », comme si le sculpteur s’impliquait, non dans la pierre, mais dans le marteau.

Être photographe n’est évidemment pas une profession comme les autres. Le photographe focalise son intérêt non sur l’œuvre, mais sur l’instrument. Et cela pour deux raisons distinctes : 1) l’appareil photographique est un nouveau type d’instrument et 2) la photographie est un nouveau type d’œuvre.

(1)

Depuis que l’homme est homme, il a recours à des outils[1] pour modifier le monde. Les outils (les couteaux, les lances, les pots) sont des prolongements du corps humain, et ils imitent les organes du corps (les dents, les bras, les paumes). L’homme est entouré de ses outils quand il se confronte au monde. Il est entouré par la « culture ».

Avec la révolution industrielle, cette situation se transforme. Les outils passent par le crible de la science et deviennent des instruments coûteux et de grande taille : les couteaux deviennent des tours, les lances deviennent des fusées, les pots deviennent des silos. Ils n’entourent plus l’homme, mais ils se mettent à former eux-mêmes des centres (industriels et administratifs).

L’humanité se divise en deux parties : ceux qui possèdent les instruments (les capitalistes) et ceux qui sont possédés par les instruments (le prolétariat). La relation pré-industrielle « homme-outil » s’inverse. L’instrument ne fonctionne plus en fonction de l’homme, mais l’homme se met à fonctionner en fonction de l’instrument, qu’il soit prolétaire ou capitaliste. On nomme cela le « travail aliéné ».

Les appareils photographiques sont des instruments post-industriels : des appareils. Ils transforment si radicalement la relation homme-outil qu’on ne peut plus parler de « travail » au sens traditionnel du terme, du fait de leur complexité impénétrable.

Ce sont des « boîtes noires ». Celui qui a recours à un appareil, ne sait que confusément ce qui se passe à l’intérieur de cette boîte. Il sait seulement manipuler son input et son output. Or les appareils ont tendance à être de moins en moins chers et plus petits. Et par ailleurs, ils sont plus efficaces et omniprésents. De sorte que leur utilisation est de plus en plus facile et accessible, et qu’il est toujours plus difficile de les comprendre.

Du fait de leur facilité d’utilisation, les appareils semblent fonctionner en fonction de l’homme. Du fait de leur complexité, il semble que l’homme fonctionne en fonction des appareils. En réalité, l’homme et l’appareil se combinent pour former un entrelacs de fonctionnement : l’appareil fonctionne en fonction du photographe si, et seulement si, celui-ci fonctionne en fonction de l’appareil photographique.

 Car le photographe est impliqué dans cet entrelacs de fonctionnement. Il veut découvrir, expérimentalement (et aussi théoriquement) quelles sont les possibilités offertes par cette combinaison « homme-appareil ». Pour lui, le problème industriel de la division du travail (qui possède les instruments et qui doit les posséder ?) n’a plus lieu d’être.

Le problème à résoudre est celui du fonctionnement. Qui va dominer : sera-ce l’appareilqui dominera l’homme, ou sera-ce l’homme qui dominera l’appareil ? Devenir photographe professionnel, c’est chercher à résoudre ce problème.

(2)

  Depuis que l’homme est homme, il « produit des œuvres », c’est-à-dire qu’il imprime de l’information sur des morceaux du monde. Il imprime une forme de chaussure sur du cuir, et une forme de maison sur une brique. Cette information matérialisée va être consommée : la maison s’écroulera, la chaussure sera usée. Mais tant que cela n’a pas lieu, l’information est conservée dans l’œuvre. C’est là la « valeur » de l’œuvre : être le réceptacle de l’information ; elle peut être transportée matériellement et échangée pour une autre. Et on peut mesurer cette « valeur » monétairement.

Avec la révolution industrielle, cette situation se transforme. L’information n’est plus imprimée directement sur des morceaux du monde, mais elle passe par le crible de la machine-outil. Le cordonnier n’imprime plus directement son idée de chaussure sur le cuir, mais l’ingénieur imprime cette idée sur une machine-outil, qui l’imprime sur le cuir. La machine-outil contient dorénavant le « modèle » de la chaussure, ou de la maison préfabriquée.

C’est la machine-outil qui conserve l’information, et l’œuvre n’est plus qu’un multiple stéréotypé qui diffuse l’information auprès des consommateurs. La valeur passe de l’œuvre à la machine-outil. De ce fait les œuvres industrielles sont de moins en moins chères. Et l’accumulation de valeur se fait dans les mains des propriétaires des machines-outils. C’est cela la société de consommation. Et la valeur conservée dans la machine-outil ne peut pas se transporter ou s’échanger facilement. C’est le problème du « transfert de technologie ».

Les photographies sont des œuvres post-industrielles, des informations quasiment sans support. Le papier qui conserve et transporte l’information photographique n’est pas son véritable support. On peut copier les photographies d’un papier à un autre. Les négatifs ne sont pas des véritables machines-outils. Ils sont eux-mêmes copiables.

La « valeur » n’est pas dans la photographie, ni dans le négatif. Elle est dans l’acte de photographier, dans cet entrelacs de fonctionnement. Cette valeur n’est pas transportable ni échangeable, et elle ne peut pas être mesurée monétairement. De plus, cette valeur est, curieusement, « éternelle » : l’information produite ne sera jamais dissipée, car elle est éternellement copiable. Ceci contraste, paradoxalement, avec le caractère éphémère tant de l’acte photographique que de la photographie et du négatif.

Car le photographe est impliqué dans la production de cette valeur « éternelle ». C’est-à-dire dans le caractère éphémère de son acte. Il est impliqué dans la production d’un maximum d’informations et dans la production d’informations toujours nouvelles. Donc : le photographe effectue une danse devant le monde, muni d’un appareil photo, afin de produire un maximum d’informations toujours nouvelles à propos du monde[2].

De ce fait, il ne s’intéresse pas à « l’œuvre ». Il ne prétend pas changer le monde, comme le fait le travail traditionnel, mais il prétend changer les autres, leur donnant des informations sur le monde[3]. Pour lui, le problème industriel (comment doit être le monde ?) n’a pas lieu d’être. Le problème qu’il doit résoudre est celui de l’information : quelle doit être l’attitude de l’homme informé sur le monde ?[4] Devenir photographe professionnel, c’est chercher à résoudre ce problème.

La profession de photographe est curieuse, car c’est une profession post-industrielle dans un contexte encore industriel, et elle ne s’insère pas bien dans ce contexte. C’est là la raison des difficultés professionnelles auxquelles le photographe est confronté[5].


[1] Nous avons traduit « ustensilo » par « outil », pour l’opposer à « machine-outil », alors qu’en portugais les deux mots n’ont pas la même racine « ustensilo » et « ferramenta ». Le texte allemand utilise les mots « Werkzeug » (outil) et « Stahlwerkzeug » (outil en acier), plutôt que le terme plus pertinent de « Werkzeugmaschine » (machine-outil).

[2] Le manuscrit allemand dit « afin de forcer l’appareil et le monde à fournir toujours de nouvelles informations » , mettant davantage l’accent sur la confrontation, la contrainte.

[3] Le manuscrit allemand dit « il veut changer la vision sur le monde », mettant moins l’accent sur « changer les autres hommes ».

[4] Le manuscrit allemand dit « Quels points de vue sur le monde pourrait-on prendre ? », là encore mettant moins l’accent sur l’homme.

[5] Le manuscrit allemand dit « Être photographe n’est pas un métier {Beruf], mais une vocation [Berufung] », une formule plus vague.

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